CULTURE DES GRANDES VILLES
Ne constatons-nous pas aujourd'hui dans les grandes villes, du moins en ce qui concerne les jeunes générations, l'apparition d'une nouvelle culture planétaire, indifférente aux particularités ethniques ? Les mêmes expressions, le même habillement et la même musique sont adoptés par les jeunesses de Tokyo, de Paris ou de New-York.
Cette prétendue culture cosmopolite, dans la mesure où elle existe, n'est pas unificatrice ni universelle : elle est anglo-saxonne. Par ailleurs, j'aurais tendance à constater l'apparition, y compris dans les grandes villes, d'un phénomène inverse : l'analyse socio-culturelle de New-York, par exemple, prouve que les ethnies sont en train de se recentrer autour de leur langue et leurs traditions. D'autre part, la mode est un phénomène qui mérite une analyse particulière. Pour ce qui est de la musique, il y a rarement mélange mais reconnaissance de la musique de l'autre : le Berbère écoute le Bantou, le Bantou écoute le Noir d'Amérique, chacun continuant à pratiquer sa propre musique. Quant à la technologie unificatrice, du walk-man au blue-jean, il s'agit des éléments qu'une ethnie assimile et adopte : le téléphone ou la roue n'ont pas la particularité d'être russes ou américains.
Ceci dit, à New-York ou à Paris, la cohabitation des ethnies est un facteur enrichissant. Mais dans ces capitales, il est clair que les représentants des ethnies majoritaires, c'est-à-dire des ethnies blanches, dominent les autres, qui constituent un sous-prolétariat (Noirs ou Magrhébins). Quelqu'un de passage considèrera la ville comme un pôle d'attraction parce qu'il y trouvera plus facilement qu'ailleurs des biens de consommation et d'information. L'implantation par quartier des ethnies dans ces grandes villes pose le problème de leurs droits culturels. On pourrait donc concevoir l'internationalisation de certaines capitales et leur donner un statut pluri-culturel. La municipalité de Nem-York a dû accepter, comme fait établi, la division de la ville en quartiers ethniques et octroyer des droits culturels (radios, enseignement de la langue, etc.) aux minorités.
En dernier ressort, ce qu'il faut prendre en compte, ce sont les faits et les chiffres : dans les grandes métropoles, certaines ethnies connaissent une espérance de vie limitée à soixante ans (au lieu de soixante-dix), un énorme taux d'alcoolisme et voient nombre de leurs membres sombrer dans la prostitution et la délinquance alors que les ethnies dominantes échappent à ces maux. Comment alors ne pas en tirer des conclusions qui aillent dans le sens de l'ethnisme?
Vous défendez l'ethnisme, mais à quoi peut-il servir en tant que théorie puisque, de toute façon, la dynamique des cultures et des langues va dans le sens de la diversificatoin ? Pourquoi intervenir ?
Oui, depuis des milliers d'années les ethnies ont existé, évolué mais, en l'absence d'une réflexion scientifique, leur nationalisme était instinctif. A partir du moment où la théorie ethniste réalise un travail d'explication, il est possible d'espérer mettre fin à certaines poussées impérialistes. C'est l'axe autour duquel peut être créée une Internationale Ethniste et culturelle.
UNE INTERNATIONALE ETHNISTE ?
La création d'une Internationale Ethniste présente-t-elle d'autres avantages pratiques pour les ethnies en lutte ?
Oui. Dans la mesure où il s'agirait d'une association permettant une concertation entre les minorités en lutte, l'un des avantages serait de mettre en difficulté les appareils répressifs des nations impérialistes qui peuvent, il est évident, plus facilement mater un mouvement autonomiste isolé qu'un mouvement en relation avec d'autres. Par exemple, les USA et l'URSS ont toujours réussi à détruire les velléités autonomistes sur leurs territoires respectifs en les contraignant à l'isolement. Situation qu'il serait difficile de maîtriser si les minorités ethniques coordonnaient leurs luttes contre l'oppression.
Sur le plan individuel, quels seraient les avantages d'une Internationale Ethniste ?
La diffusion de l'ethnisme par l'I.E. apporterait à de nombreux individus la possibilité de prendre conscience de leur identité culturelle. Ce serait, pour chacun d'eux, une manière de se découvrir. En effet, nombreux sont ceux qui, dans le monde, vivent en ignorant tout de leur ethnie, éprouvant un sentiment de culpabilité, parfois même de honte, nuisible à leur épanouissement. Cette prise de conscience leur permettrait sans doute de mieux vivre.
Pour cela, quelles informations précises l'I.E. devrait-elle transmettre en priorité aux individus ?
Des informations leur permettant d'analyser les rapports de force entre ethnies et d'éviter les pièges des discours impérialistes. Ensuite, des informations enrichissant la connaissance des individus quant à leur propre ethnie et à ses frontières linguistiques.
Mais ces informations ne sont-elles pas déjà connues de tous ?
Non. Les situations culturelles impérialistes ont eu souvent pour vocation de détruire la mémoire des peuples et elles y parviennent. Il est par exemple difficile à un Noir américain de savoir à quelle ethnie il appartient; de plus, la circulation d'informations et de publications concernant les minorités culturelles est assez récente. De toute façon, ce serait positif mais pas primordial pour l'I.E. de diffuser des informations spécifiques à chaque ethnie. Le plus urgent serait la communication des arguments généraux des droits des ethnies, ainsi que la publication d'un atlas linguistique sérieux et complet du monde.
Croyez-vous vraiment possible une I.E., c'est-à-dire un point du vue commun à toutes les ethnies, sachant que la différence est le moteur de leur dynamique ?
Cet objectif, même s'il est difficile à atteindre, est réalisable : les ethnies en lutte peuvent y adhérer car elles sont en mesure de comprendre qu'une telle instance constitue la seule garantie pour faire respecter ce que toutes veulent en commun : le DROIT à la DIFFERENCE. Seuls les Etats impérialistes sont susceptibles de s'y opposer.
L'I.E. peut-elle fournir une aide théorique aux mouvements de libération nationale ?
Absolument. Elle peut permettre de corriger certaines erreurs des mouvements de libération nationale, surtout en ce qui concerne certaines de leurs revendications territoriales, parfois injustifées. Il lui faudra par exemple expliquer aux Basques que toute la Navarre n'est pas basque, aux Bretons que Rennes n'est peut-être pas une ville bretonne, aux Irlandais que si Londondery appartient à leur ethnie, Belfast est par contre écossaise. Pour cela, elle démontrera que les arguments historiques avancés par les mouvements de libération sont contredits par les arguments ethnistes établis à partir des frontières linguistiques datant de 270 ans.
A propos de ces tracés de frontières linguistiques, n'y a-t-il pas des problèmes qui se posent dans les zones tampons où les dialectes se chevauchent ? Ne faut-il pas alors avoir recours à l'argument historique pour restituer un territoire à telle ethnie plutôt qu'à une autre ?
Vous avez raison. Les cas spécifiques qui posent de véritables problèmes sont innombrables. Considérons la Corse qu'on a dépeuplée. En adoptant le critère selon lequel un pays appartient à ceux qui l'occupent présentement, la Corse échapperait aux Corses. Leur auto-détermination pose de plus un autre problème qui est dû au fait qu'ils sont ethniquement divisés : Italiens au Nord et Sardes au Sud. Il y a aussi les cas de peuples déportés, tels les Tartars. Et puis, faut-il rendre Constantinople aux Grecs ? Quoi qu'il en soit, l'ethnisme étudie chaque cas à partir du droit de chaque peuple à disposer d'un territoire et de sa culture, avec pour souci majeur la nécessité d'éliminer les situations d'oppression et d'éviter d'en créer d'autres.
Juridiquement, que serait cette I.E. : une association, un Parti, un mouvement ?
L'I.E. serait une association permettant la concertation des ethnies et des mouvements de libération nationale, en vue de la diffusion de la charte des ethnies et de la défense de leurs droits. Elle serait un mouvement non-violent.
Vous dites que l'I.E. a pour vocation la diffusion de connaissances. Mais elle pourrait fort bien se transformer en association de soutien aux mouvements de libération nationale en lutte et par conséquent sombrer dans la violence et le terrorisme.
Il ne s'agit pas du tout du but de l'I.E. mais il se peut qu'un jour une autre association se constitue pour coordoner les luttes armées.
L'I.E. ne risque-t-elle pas d'être inutile à la manière de l'UNESCO, face aux forces centralisatrices des Etats ?
On ne peut la comparer à l'UNESCO car cet organisme est le produit des Etats alors que l'I.E. est, par définition, une association d'ethnies en lutte. Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer la force de proposition et de diffusion des connaissances. Je crois même que l'I.E. est capable de faire comprendre aux Etats que leurs intérêts, à long terme, sont dans la reconnaissance des droits ethniques de tous les peuples du monde et surtout de leurs propres minorités.
L'INTERNATIONALE ETHNISTE
Sur le plan pratique à quoi ressemblera cette Internationale Ethniste ? Préconisez-vous une association coiffant les associations de mouvements de libération ?
Non, l'Internationale Ethniste doit être un moyen de communication, de diffusion et d'information. Un lien entre les journaux, les associations, partis et individus, qui ont pour but la défense de leur culture dans le respect des autres cultures.
L'I.E. pourra par exemple demander à tous ses adhérants de sensibiliser leurs opinions publiques chaque fois qu'une ethnie sera en situation d'oppression.
L'I.E. pourra entreprendre des actions ponctuelles et internationales pour aider les réfugiés politiques des ethnies en lutte. Elle pourra aussi décréter une journée mondiale pour les Basques ou pour les Kurdes, récolter des fonds pour les minorités en lutte, se servir des media pour faire avancer les causes ethnistes, etc.. Ses tâches et possibilités sont innombrables.
Les mouvements autonomistes occitans, bretons, basques, siouw, arméniens, se plaignent souvent de l'apathie, de l'absentéisme, du manque d'initiative de leurs sympathisants en ce qui concerne la défense de leur cause ethnique. Quelles en sont les causes et que faire ?
Ces causes sont de plusieurs ordres, qui varient selon les ethnies. La plus commune est le découragement face au rouleau compresseur de la technologie et des media qui donne l'impression qu'on ne pourra jamais gagner. D'autre part, il y a aussi l'angoisse de participer à des associations quand on sait de façon pertinente que toutes les associations, y compris culturelles, sont infiltrées par le pouvoir. Face à ce découragement, il est important de dire à tous qu'en ce qui concerne le premier point du moins, il n'a pas raison d'être. La conscience ethnique en général avance aujourd'hui à grands pas dans le monde entier.
Les USA, l'URSS sont secoués par des poussées ethniques fortes. Partout il est question du réveil des identités. Pour vous en convaincre, il suffit de lire les journaux et l'incroyable quantité de conflits ethniques en cours.
Ensuite, sur le plan pratique, pour combattre le découragement individuel, il faut proposer l'action ponctuelle individuelle ou tout au plus, à deux ou trois personnes.
Qu'est-ce que l'action ponctuelle ?
* C'est un individu qui n'attend pas "que les autres le fassent".
* C'est un individu qui n'attend pas que le groupe se réunisse après les vacances et qu'on discute cotisations, statuts, ou achat d'une machine à imprimer pour tirer un tract qui va réclamer une subvention qu'on ne verra jamais arriver.
* C'est un individu qui dit : "Tiens, ça, je peux le faire", et qui le fait.
* L'action ponctuelle aiguise le sens de la responsabilité de l'individu, qui comprend que rien ne changera s'il reste assis devant sa télé, à regarder parler les autres.
* L'action ponctuelle apporte une satisfaction extraordinaire de créativité à l'individu qui a pris et réussi une initiative de A à Z.
* L'action ponctuelle a un impact sur les autres : elle les stimule : "si lui a fait cela, je peux aussi faire cela".
Voici deux exemples :
1) Vous avez des enfants qui vont entrer en 4ème. On leur propose comme seconde langue de choisir entre le portugais, l'occitan, l'italien, etc
Vous demandez l'occitan. On vous répond : il n'y a pas assez de demandes donc cette langue ne sera pas étudiée.
Action ponctuelle : vous faites un tract, vous le distribuez devant l'école à tous les parents d'élèves pour vérifier cette information.
2) Vous savez parler le breton, le basque, l'occitan (votre langue en résumé).
Action ponctuelle : vous mettez une petite afichette sur le lieu de votre travail, bureau, magasin : ici on parle
le breton, l'occitan, etc
Vous voyez que toutes les actions ponctuelles (et des milliers d'autres que vous pouvez imaginer) sont à votre portée pour défendre votre ethnie.
Sachant que ces problèmes existent depuis des centaines d'années, comment se fait-il qu'il n'y ait jamais eu, à ce jour, la création d'une I.E. ?
Parce qu'aucun Etat impérialiste n'a pas intérêt à faire la relation entre ses minorités et celles des autres. Tous sont prêts à reconnaître la réalité ethnique du voisin, mais pas la leur. Ceci est propre également aux intellectuels de ces mêmes pays. Ainsi, les intellectuels turcs nient le problème arménien, et les intellectuels français s'occupent plus volontiers des Afghans que des Basques.
Il n'y a mutuelle compréhension que parmi les ethnies en lutte (à condition, bien sûr, qu'elles soient informées des luttes des autres).
Tout au long de cet entretien, vous avez parlé d'une charte du droit des ethnies. En quoi consiste-t-elle ? Et où pouvons-nous nous la procurer ?
Il existe de nombreuses tentatives de rédaction de documents concernant les droits des peuples : dans les Constitutions de certains Etats, dans les travaux d'organisations internationales telles que l'UNESCO; hélas, celles-ci sont presque toutes imparfaites, car issues d'optiques ethnocentristes. Voici les deux chartes les plus valables : "Le programme international ethniste" de François Fontan, et le texte de Roland Breton destiné au numéro spécial d'Art Press sur les minorités culturelles en 1979.
CULTE DE LA DIFFERENCE ?
Pour terminer, j'aimerais que nous revenions à des questions de principe. Ce respect de la différence, qui semble être pour les ethnies un véritable culte, quelles en sont les limites ?
Le mot clé qui répond à votre question est le mot "bien-être" qui a, je le reconnais, un contenu subjectif. Car derrière toute activité humaine, il y a une recherche de bien-être, née d'un besoin de survie : admettre la différence de l'autre consiste à admettre que sa recherche de bien-être puisse passer par des voies différentes. Si un homme du Sud a besoin de faire une sieste, c'est parce qu'il a chaud et que ce repos de l'après-midi est devenu une marque de son mode de vie, donc de sa culture. L'homme du Nord, à la même heure, poursuivra son travail. Dans l'un et l'autre cas, la situation n'est ni valorisante ni dévalorisante. L'ethnisme affiche un respect sans borne pour la différence dans la recherche du bien-être.
La dynamique de la différenciation, dans le domaine des langues, ne fonctionne-t-elle pas de la même façon dans celui de l'alimentation, de la religion ou des classes ? Si oui, on pourrait observer des différences se développer à partir d'autres données que la culture.
Je crois qu'il est nécessaire d'élaborer une science, dont l'objet serait d'analyser et coordonner toutes les réalités différentielles, c'est-à-dire partout où le changement entraîne une modification de l'espace.
Pouvez-vous préciser ?
Il y a la psychologie différentielle, la génétique différentielle, la sociologie différentielle, l'anthropologie différentielle, et pourtant il n'existe aucune science ayant pour objet l'étude globale des mécanismes du changement chez l'homme avec leurs inter-relations, intégrant un inventaire évolutif de ces différences. Par exemple, l'alimentation en lait des Américains a-t-elle provoqué pour l'ethnie anglo-saxonne un début de différentiation ? Comment se passe le contact de la musique rock avec les cultures traditionnelles ? Ces questions mettent en jeu plusieurs paramètres. On pourrait demander à la "différentologie" de les étudier.
Ne s'agirait-il pas des prémisses d'une mystique ? La différentologie constituant une explication de l'univers ?
J'admets qu'il s'agit d'une vision du monde qui implique un sens précis de l'univers; l'ouverture sur la pluralité et la différenciation.