AMERIQUE LATINE

SITUATION GENERALE (1992)

1) Pourquoi latine ?

Les parties centrale et méridionale du continent américain sont appelées "latines", du fait qu'une part importante de leur peuplement est d'origine hispanique et portugaise. Mais c'est également et surtout parce que les langues latines (l'espagnol, le portugais mais aussi le français) y jouissent depuis la décolonisation de ces terres par les Européens, d'une prééminence politique, sociale et culturelle quasi totale, que l'anglais et le néerlandais ne leur disputent que très localement . De plus, le catholicisme romain est la religion la plus répandue dans cet ensemble semi-continental.

2) Analyse ethniste et propositions

Pourtant paradoxalement, cette Amérique "latine" est dans le même temps très amérindienne et très africaine, beaucoup plus que l'Amérique du Nord. L'élément autochtone amérindien y est en effet très dominant tout le long de la chaîne des cordillères du Mexique au nord du Chili, de l'Argentine et au Paraguay. Dans tout l'arc des Caraïbes et dans une large partie des basses terres de l'Est, du Bélize au Brésil, la population d'origine africaine occupe une place substantielle.

L'Amérique latine participe donc ainsi la fois de l'Ancien et du Nouveau Monde.

A l'Ancien, elle se rattache par son peuplement préhistorique d'origine asiatique et probablement, dans une moindre mesure, par ceux d'origine mélanésienne et australienne qui ont contribué à la formation des nombreuses, variées et très inégales ethnies amérindiennes.
Au Nouveau, elle se rattache par son peuplement post-colombien d'origine européenne et africaine et à un degré bien moindre, asiatique et proche-orientale.

L'Ancien Monde occupe les montagnes et plateaux aux anciennes fortes densités d'Amérindiens, zones des grands ensembles Étatiques que détruisit la colonisation européenne.
Le Nouveau s'étend dans les basses terres et les îles que les Amérindiens peuplaient fort inégalement et où ils furent soit anéantis, soit absorbés par les nouveaux arrivants. Les autochtones n'y constituent aujourd'hui plus que des minorités résiduelles de faible importance numérique ; certains des vastes territoires déserts qu'ils habitaient (jadis et encore aujourd'hui) sont soumis à une intense colonisation.
Une caractéristique majeure de l'Amérique latine est l'importance du métissage qui s'y est réalisé à des degrés variables, entre les trois souches du peuplement (amérindienne, européenne et africaine) et dans des proportions diverses selon les régions d'influence espagnole, portugaise et française.

Mais la réalité indéniable du métissage biologique ne doit pas faire oublier que dans ces régions, les notions de "races" et de "métis" n'incluent que très approximativement l'aspect génétique et qu'elles définissent plutôt un état social : ainsi le "ladino" d'Amérique centrale, le "métis" donc, sera considéré comme n'ayant jamais vécu ou ne vivant plus dans la culture indigène. On pourra trouver par ailleurs des Blancs vivant comme des Indiens et qui seront considérés ou se considéreront comme tels ; ou encore, des Amérindiens pur sang, qui du fait de leur ascension sociale, seront tenus pour "Blancs".
Ce phénomène socioculturel de grande ampleur marque-t-il une fossilisation en cours de sociétés tendant à reposer sur un système de castes (raciales) ? Si tel devait être le cas, l'incompréhension irait croissant entre les diverses communautés. Et aujourd'hui, où nous voyons Amérindiens et Noirs manifester une légitime fierté identitaire, ce serait une source potentielle de drames. Dans l'immédiat la notion de "métis" brouille les cartes et les statistiques qui en font mention ne donnent au mieux, qu'une image du degré d'acculturation à l'hispanité de certains peuples amérindiens.

Pour ce qui est de l'idée de nation et de sa corrélation avec les actuelles réalités Étatiques, on peut dire qu'elle est assez largement pervertie.
Le sentiment national est fort peu répandu chez les Amérindiens, qui continuent à vivre dans leurs ancestrales réalités ethno-culturelles, soumises et marginales. Pour d'autres raisons, il est très relatif aussi chez les descendants d'Africains. Les élites européennes créoles assument bien ce sentiment, contrebalancé par leur sens de l'hispanité, de la francophonie ou de la lusitanité et tempéré par une indéniable américanophilie.

Les masses européennes du Cône Sud -Brésil, Argentine, Chili, Uruguay- hétérogènes par leur origines, y sont sensibles par certitude de participer au corps national dans l'égalité de droits entre citoyens issus d'ethnies diverses.
Mais pour les "Métis", ce sentiment est le plus exacerbé car il représente pour eux le lien de leur individualité à une communauté ethno-culturelle plus vaste, du fait que leur identité est tout à fait incertaine; il leur sert à justifier éminemment leur emprise sur le pouvoir politique et sur le corps social.
Pour les Métis et les Européens, le sentiment national Étatique est une nécessité vitale, afin d'assurer la cohésion organique de sociétés ethniquement hétérogènes et perçues comme telles.
Toutefois, il est à noter que le morcellement politique post-colonial n'est pas tout à fait coupé des réalités ethniques du peuplement. Ainsi l'Amérique centrale est-elle divisée en partie sur des bases historiques précolombiennes et en partie sur des faits ethniques : Mexique et Guatemala, héritiers des empires aztèque et maya ; dominante aztéco-pipil au Salvador, lenka au Honduras, misumalpa au Nicaragua, homogénéité hispanique au Costa-Rica, vieux fond chibcha pour la Colombie et le Panama.
L'Amérique du sud connaît certes le morcellement en trois de l'empire Inca (Equateur, Pérou, Bolivie), mais le Paraguay est l'héritier des "réductions" jésuites qui préservèrent les Guaranis de la disparition.
Le reste du continent et les Antilles, connaissent une division plus nettement liée à la nature des peuplements européens ou africains et aux vicissitudes des rapports entre les différents colonisateurs, leurs créoles et les diverses populations importées.

3) Les principaux maux du continent.

Les maux du continent latino-américain sont graves sans atteindre cependant l'acuité des problèmes africains et asiatiques. Ils sont par ailleurs inégalement répartis car les différences de niveaux de vie, d'alphabétisation, d'industrialisation, de démographie sans parler des régimes politiques, y sont très sensiblement marquées, sans être forcément cumulées.
Ces maux dérivent de trois ordres de facteurs liés l'un à la période coloniale, l'autre à la mainmise nord-américaine et enfin aux contradictions propres au métissage tel qu'il est vécu là-bas et qui sont la résultante des deux précédents.

  1. La conquête européenne a brisé la dynamique interne des sociétés autochtones. Elle a mis celles-ci, leurs cultures et systèmes sociaux sous l'éteignoir et les a remplacées par un féodalisme et un système oligarchique rétrogrades s'appuyant sur des valeurs culturelles, notamment religieuses, totalement étrangères. L'exploitation éhontée de peuples entiers souvent associée au génocide, leur marginalisation totale (à moins de renier leur personnalité collective), ont créé les sources d'une division économique et sociale exaspérée, d'un analphabétisme massif, du repliement sur soi et de la perte de confiance dans une dynamique propre.
    Ces constatations valent également pour les populations d'origine africaine importées et esclavagisées afin de remplacer les Amérindiens anéantis ou rebelles. Pour celles-ci, le phénomène est accentué par la difficulté immense à recréer un univers ethno-culturel spécifique, après que le leur eut été systématiquement détruit par les esclavagistes.
  2. L'emprise directe et indirecte de l'Amérique anglo-saxonne sur le continent a crée une situation de vassalité très poussée. Elle est la cause d'une contradictoire attraction / répulsion peu compatible avec la définition d'un développement auto-centré et néanmoins ouvert aux échanges.
    Le colonialisme nord-américain a aidé à la pérennisation des structures oppressives de l'époque coloniale ibérique. Son impérialisme culturel autant qu'économique et politique, est notamment véhiculé aujourd'hui par les différentes églises protestantes en quête d'âmes à sauver et qui introduisent ainsi des ferments de division religieuse dans des sociétés qui en étaient exemptées depuis longtemps.
  3. Le métissage, étant entendu comme phénomène socio-culturel, constitue pour l'Amérique latine, un pari. Présenté par certains comme la panacée, il est bien loin d'avoir fait la preuve de ses mérites.
    Par le sentiment d'identité incertaine qu'il crée chez les Métis, par l'instabilité psychologique, sociale, culturelle, par l'individualisme et le machisme qui s'y rattachent, le métissage est à la source de tous les phénomènes politiques typiques de ces régions : caudillisme, pronunciamientos, guérillas et révolutions. Par leur chauvinisme national et leurs complexes à l'égard des "gringos", les Métis sont incapables de créer les bases d'une hispanité naturelle, qui lierait profondément les pays latino-américains entre eux. D'un autre côté, leur haine des cultures amérindiennes qu'ils ont généralement rejetées, leur interdit de chercher dans cette direction des voies de développement autonome et spécifique. Dans le meilleur des cas, ils glorifieront le passé pour justifier leurs chauvinismes actuels, leurs tendances révolutionnaires comme leurs conservatismes. Le Nicaragua est à cet égard, de par son histoire, un exemple emblématique des contradictions qui peuvent travailler les Métis latino-américains.

Aucune solution des problèmes posés par les relations inter-ethniques dans le continent latino-américain n'a pu être apportée de façon satisfaisante lorsque même elle a été envisagée. En effet, les droits imprescriptibles des communautés amérindiennes qu'ils soient culturels, linguistiques, ou territoriaux n'ont, à ce jour, reçu nulle part un accueil favorable. Partout ces communautés se heurtent à la stratification en castes des sociétés dans lesquelles elles se trouvent insérées par la force et dont elles constituent le dernier échelon. Les prétendues politiques indigénistes mises en place depuis les années 50 prônent en général l'intégration en vue de l'assimilation au monde métis ; dans le pire des cas, elles peuvent aboutir à des tentatives de génocide (Brésil).
Face à ces réalités les Amérindiens réagissent et se battent pour la sauvegarde de leur existence et de leurs droits. Dans chaque État concerné sont apparues des organisations de résistance, généralement pacifiques, politiques, syndicales, culturelles. Leur pugnacité a déjà porté à quelques résultats. Il est à noter que le regroupement des Amérindiens à l'échelle continentale ainsi que la solidarité manifestée par des cercles ethnologiques et écologistes européens et nord-américains ont été un facteur non négligeable des ces résultats. L'apparition d'un premier État amérindien au Guatemala, dans les Andes ou au Paraguay aurait assurément des conséquences d'une autre envergure. En 1992, le prix Nobel accordé à la Guatémaltèque R. MENCHU, la contestation généralisée des festivités colombiennes et la nouvelle attitude évangélisatrice de l'Eglise catholique à l'égard des populations marginalisées affirmée à Saint-Domingue, auront probablement marqué un tournant dans cette direction
Le problème noir qui a été résolu dans la plupart des Antilles et aux Guyanes par l'octroi de l'indépendance à des micro-États, commence à se manifester au Brésil et à Cuba, pays jusqu'ici réputés pour leur absence de racisme flagrant. Les Noirs, généralement au bas de l'échelle sociale dans les pays où ils ne sont pas majoritaires, manifestent leur désir d'égalité et de justice. Ils auront à résoudre une équation difficile qui est celle de leur autonomie nationale sans laquelle ils ne peuvent compter sur une pleine émancipation. Cette autonomie implique une territorialisation de leurs revendications et un retour aux racines culturelles africaines, voie qui devrait leur être plus accessible qu'aux Afro-américains, du fait d'une meilleure conservation de leur patrimoine culturel ancestral.
Si l'intégration des communautés venues de l'Inde, de l'Asie orientale et du Proche-Orient ne posent que ponctuellement un véritable problème (Guyanes), les relations entre populations d'extraction européenne n'en posent apparemment pas si ce n'est à travers les conflits d'intérêts entre États. Seule peut-être la forte communauté italienne pourrait à l'avenir manifester des velléités sécessionnistes (Brésil, Argentine) et envisager son autonomie.

Jean-Louis Veyrac, 1992

carte

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