CORNE DE L'AFRIQUE

Luttes de libération nationale et révolutions socialistes dans la "corne de l'afrique" (1978)

Les États ont toujours été l'expression et l'instrument des intérêts d'une ou de plusieurs classes, fractions de classe ou castes d'une nation précise. Mais ils sont aussi, ou principalement, l'expression et l'instrument des intérêts justes ou injustes d'une nation bien définie. Par "intérêts justes", on doit entendre l'aspiration à l'indépendance, l'unité et la prospérité de la nation : c'est là le véritable sens du terme "nationalisme". Par "intérêts injustes", il faut comprendre les tendances à dominer politiquement les autres nations, à les exploiter économiquement, à les envahir démographiquement, et à les assimiler linguistiquement et culturellement: c'est ce qu'on appelle l' "impérialisme" ou "colonialisme". Les tendances impérialistes existent dans toutes les nations, plus ou moins fortes selon les cas et les situations particulières, et elles continueront d'exister jusqu'à ce que l'humanité parvienne dans un lointain futur à une société sans classes et sans États. Jusque là, le problème politique le plus important pour toute l'humanité est celui des luttes de libération de chaque nation, celui des luttes contre tous les impérialismes.
Plus particulièrement en Afrique, les États et leurs frontières sont totalement artificiels. Les territoires ont été délimités au cours du XIXème siècle en fonction des conquêtes militaires et des tractations diplomatiques, dans l'ignorance et le mépris le plus total des peuples réels du continent africain. Depuis 1960, ce sont ces entités absurdes qui ont obtenu l'une après l'autre une indépendance au moins formelle - car la plupart sont demeurées en fait des semi-colonies gérées par des fantoches. Cependant, depuis quelques années, les véritables nations, les ethnies, tendent de plus en plus à prendre conscience d'elles-mêmes et à mener une triple lutte : contre les impérialismes extra-africains toujours présents, contre les États existants et les minces couches bourgeoises ou bureaucratiques dominant ceux-ci, enfin entre ethnies. Etant donnée la grande confusion idéologique et l'extrême imbrication d'intérêts divers, on arrive dans chaque zone à des situations à la fois très complexes et changeant très rapidement.
Nous voudrions seulement indiquer ici l'essentiel des contradictions nationales dans la zone dite "Corne de l'Afrique", et faire le point de la situation actuelle.

Inventaire des nations (ethniques)

Les Amhara

Cette nationalité peuple densément les régions montagneuses et riches du Shoa, du Godjam, du Wollo et du Beguemder. Elle appartient à la famille linguistique sémitique, comme les Hébreux et les Arabes ; les dialectes gouragué, gafat et harrari (celui-ci formant un îlot linguistique) se rattachent à la langue amharique, qui est la langue officielle de l'État et de l'enseignement. Les Amhara sont la seule nation d'Afrique, avec les Egyptiens-Coptes et la majorité des Tigraï, à être traditionnellement de religion chrétienne (église monophysite). Elle est aussi la seule nation africaine qui, ayant formé un État national au XIIIème siècle (appelé Abyssinie ou Ethiopie), a pu le conserver jusqu'à aujourd'hui (à part la conquête italienne de 1936-1941).
Toute l'histoire des Amhara est constituée par un double mouvement : résistance aux invasions des États et peuples musulmans voisins (Turcs, Arabes, Afars, Somalis, Oromos), tentatives de conquêtes sur les peuples voisins (Afars, Somalis, Oromos, Sidamas, Agaws). Au XIXème siècle, l'empereur Ménélik parvint à étendre les frontières Étatiques jusqu'à ce qu'elles sont actuellement (à part l'Erythrée), et au XXème siècle, Hailé-Sélassié commença une modernisation qui consista surtout à construire une structure bureaucratique Étatique sur une réalité sociale restant essentiellement féodale, en l'absence presque totale d'une bourgeoisie nationale.
A la suite des revers militaires en Erythrée et de l'effroyable famine du Wollo, une révolution démocratique bourgeoise en 1974 renversa l'empereur et se transforma très vite en révolution socialiste, réalisant une très radicale révolution agraire et donnant tout le pouvoir aux cadres supérieurs de l'armée (d'origine populaire et souvent non-amhara). Mises à part les luttes entre clans et groupuscules révolutionnaires (civils et militaires), il existe une révolte armée contre le nouveau régime, organisée par le parti conservateur "Union Démocratique Ethiopienne", qui trouve quelque soutien populaire parmi les petits-propriétaires amhara du nord-ouest (Godiam, Beguemder), demeurés très cléricaux et hostiles à une collectivisation des terres à laquelle ils n'étaient pas préparés.

Les Tigraï (Tigréens)

Les Tigraï sont une ethnie appartenant également à la famille sémitique ; ils habitent la partie centrale et la plus riche de l'Erythrée, ainsi que la province éthiopienne du Tigré et une petite zone côtière du Soudan. Ils sont en général chrétiens monophysites comme les Amhara, sauf une fraction septentrionale qui est musulmane. Intégrés depuis les origines à l'empire amhara, ils en partageaient assez largement la civilisation, mais y étaient toujours en situation subordonnée.
Massawa et la zone côtière passèrent sous domination turco-arabe en 1557, et au XIXème siècle les Italiens conquirent la plus grande partie du pays, qui, avec des zones peuplées par d'autres ethnies, forma la colonie d'Erythrée ; seule la zone sud, appelée province du Tigré, demeura dans l'empire d'Ethiopie. Les occupations italienne, puis anglaise après 1941, permirent un certain développement de l'économie et de l'instruction, la formation de couches ouvrières, petites-bourgeoisies et intellectuelles, et enfin l'apparition d'une certaine vie politique démocratique.
Les Tigraï acceptèrent bien dans leur majorité la solution décidée par l'O.N.U. en 1952 : un État autonome fédéré avec l'Ethiopie et ayant le Négus pour souverain. Seuls les anciens colons arabes s'y opposèrent et constituèrent ensuite le Front de Libération de l'Erythrée (F.L.E.), ouvertement pan-arabiste et de tendance conservatrice. C'est seulement quelques années plus tard, en 1962, lorsque le Négus supprima l'autonomie érythréenne, intégra le pays à l'Ethiopie et y imposa la même domination amhara et les mêmes méthodes autocratiques, que la majorité des Tigraï entra dans l'opposition, rejoignit d'abord le F.L.E., puis forma le Front Populaire de Libération de l'Erythrée (F.P.L.E.), d'orientation nettement socialiste et laïque, et qui est maintenant un véritable Front National Tigraï : car, créé au départ par des chrétiens, il a obtenu la participation massive de la minorité musulmane.
D'autre part, il existe dans la province voisine du Tigré un Front de Libération du Tigré qui semble étroitement lié au F.P.L.E.

Les Somali

Cette nationalité, qui appartient à la famille couchitique, et est entièrement de religion musulmane, jouit d'une grande homogénéité et d'une vigoureuse conscience nationale. Formés pour l'essentiel de tribus nomades demeurées pratiquement indépendantes jusqu'à la fin du XIXème siècle, tendant depuis des siècles à gagner du terrain vers le nord-ouest, l'ouest et le sud-ouest, ils luttèrent courageusement contre les puissances coloniales, mais ne purent empêcher le partage du pays entre l'Italie, l'Ethiopie, l'Angleterre et la France. En 1960, deux fractions du territoire somali, les Somalies ex-britannique et ex-italienne, fusionnèrent et devinrent une république indépendante.
Depuis cette époque, tous les Somali ont pour objectif la libération des territoires encore colonisés et la réalisation de l'unité nationale. La Somalie revendique donc :

  1. la partie nord-est du Kenya, peuplée de Somali ;
  2. la République de Djibouti, ex-Somalie française ;
  3. en Ethiopie, la province d'Ogaden et divers autres territoires plus à l'ouest.
En fait, seul le sud-est de la République de Djibouti, avec la ville elle-même, est de peuplement somali ; de même, en Ethiopie, le nord-ouest de l'Ogaden n'est pas somali, et il a été créé artificiellement un "Front de Libération des Somalis-Abos", qui est simplement une tentative d'absorber une partie des Oromos dans la Somalie.
Il faut encore souligner que le régime somali construit avec beaucoup de réalisme et d'efficacité les bases d'une société socialiste ; la population est largement sédentarisée et alphabétisée; la langue nationale a été dotée d'une écriture et est devenue la langue de l'administration et de l'enseignement.

Les Oromo (appelés "Galla" par les Amhara)

Cette ethnie qui est peut-être la plus nombreuse des ethnies de la "Corne de l'Afrique" appartient à la famille linguistique couchitique et peuple plusieurs provinces éthiopiennes : le Wollega, l'Aroussi, le nord-ouest de l'Ogaden, l'ouest du Balé, l'est du Sidamo, ainsi que le centre-nord du Kenya. Les Oromo, qui avaient envahi au XVIème siècle une large part du territoire amhara, furent conquis et intégrés à l'empire sans guère de difficultés, car ils ont toujours manqué de cohésion. Divisés en clans et tribus rivaux, ils sont également divisés au point de vue religieux, certains étant christianisés, d'autres islamisés, tandis que ceux du sud sont restés fidèles à leur religion traditionnelle.
C'est principalement dans les terres oromos que les féodaux amharas s'étaient taillé des "latifundi", et les paysans oromos sont les grands bénéficiaires de la révolution agraire. Mais ils sont aussi parmi les principaux acteurs de la révolution, car ils sont très nombreux parmi les cadres inférieurs de l'armée qui sont maintenant au pouvoir. Il semble certain que l'on assiste à un premier réveil national-oromo ; leur langue a maintenant une place à la radio et dans la presse ; enfin, un des partis soutenant le gouvernement, l'Etchat (abréviation pour "lutte révolutionnaire des peuples d'Ethiopie") est spécifiquement oromo.

Les Afar (y compris les Saho)

Les Afar (appelés aussi Danakil) appartiennent également à la famille couchitique ; ils sont presque tous musulmans et habitent des territoires désertiques d'Ethiopie, d'Erythrée et de la République de Djibouti. Restés très marginaux dans tous ces pays, les Afar ne se sont manifestés politiquement que ces dernières années. L'hostilité traditionnelle entre Afar et Somali a été utilisée par les Français pour maintenir leur domination à Djibouti le plus longtemps possible ; un Afar, Ali Aref, mis à la tête de l'exécutif local par les Français, lança l'idée d'une Grande Afarie indépendante, puis quand les Français transmirent le pouvoir à Djibouti aux Somali, il constitua un front uni avec les jeunes révolutionnaires du Mouvement Populaire de Libération Afar, celui-ci s'appuyant semble-t-il sur l'Ethiopie. Mais dans la zone afar d'Ethiopie opère par contre un Front de Libération Afar, anti-éthiopien, et l'on ignore l'attitude des Afar d'Erythrée par rapport aux fronts de cette province.

Les Sidama

Les Sidama, ensemble peu homogène de peuples appartenant à la famille couchitique, ont constitué divers petits États dont le dernier, le royaume de Kaffa, fut conquis par l'Ethiopie seulement en 1897. Le colonialisme amhara féodal était particulièrement aigu en pays sidama, et les paysans ont activement participé à la récupération de leurs terres. Mais nous ne savons rien d'un éventuel réveil national sidama.

Les Bedja

Les Bedja, appartenant eux aussi à la famille couchitique, peuplent tout l'est du Soudan entre le Nil et la Mer Rouge et se prolongent en Erythrée par la tribu des Beni-Amer ; en l'absence d'un mouvement national bedja, il semble que les Beni-Amer, musulmans convaincus, acceptent de se considérer comme Arabes et constituent le principal soutien du F.L.E.

Les Agaw

De famille coushitique, ils semblent être les plus anciens habitants de la zone avec les Sidama ; ils peuplent encore de façon homogène l'Agawmeder (à l'ouest du Godjam et du lac Tana) ; une de leurs fractions, les Falasha, a une religion semi-hébraïque, et une autre fraction, les Bilin, forme un îlot autour de Keren en Erythrée. Au début de la révolution, les Agaw furent parmi les premiers à se révolter contre la féodalité amhara. Nous ne savons rien d'autre sur la situation de cette ethnie, peut-être la plus en marge de toutes les ethnies d'Afrique orientale.

Les nationalités noires

Dans le sud-ouest de l'Erythrée, tout le long de la frontière ouest de l'Ethiopie, et sur l'extrême sud de la côte de la Somalie, existent diverses populations noires encore incomplètement classées au point de vue ethno-linguistique et qui sont le prolongement de populations identiques existant dans les États voisins. Ces malheureux peuples décimés et déportés en masse par les esclavagistes arabes au XIXème siècle, massacrés par le nouvel État arabo-soudanais, se trouvaient durement exploités par l'État féodal éthiopien. Rien n'indique que ces tribus en marge se soient encore exprimées politiquement, en Ethiopie tout au moins.

Des solutions justes et possibles... mais peu probables dans l'avenir immédiat.

Il est évidemment tout à fait impossible de prévoir les développements prochains de la situation. Aussi nous contenterons-nous d'indiquer les solutions justes qui, dans l'État actuel des forces, sont du domaine du possible.
La Somalie devrait pouvoir réaliser ses justes objectifs : l'annexion des territoires éthiopiens peuplés de Somali, ainsi que du sud-est de la République de Djibouti. Mais elle devrait renoncer à ses rêves expansionnistes comme à l'espoir de détruire l'État éthiopien.
Rien ne justifie la création d'un État érythréen totalement hétérogène. Mais, après les massacres faits par l'armée éthiopienne, et après la victoire tant politique que militaire des résistants "érythréens", il paraît impossible que ceux-ci puissent se contenter d'une autonomie, si large soit-elle. Il faut donc constituer un État tigraï indépendant qui comprendrait les zones de peuplement tigraï de l'Erythrée ainsi que la province du Tigré, et dont le F.P.L.E. serait sans contestation la force dirigeante. La petite zone bedja contrôlée par le F.L.E. pourrait être rattachée au Soudan.
Les autres nationalités de l'Ethiopie n'ont pas encore ni une conscience nationale, ni des forces politiques organisées rendant possible une indépendance immédiate. C'est regrettable, mais c'est ainsi. De plus, les groupes dirigeants de l'État éthiopien (en partie amhara, en partie oromo) ont la force suffisante pour empêcher l'éclatement de cet État. Il sera certainement très difficile qu'ils acceptent l'amputation des pays somali et tigraï, mais il serait impossible qu'ils se résignent à perdre tout débouché sur la mer. Il faut donc transformer l'Ethiopie en fédération d'États ethniques ce que précisément semble vouloir réaliser l'actuel gouvernement d'Addis-Abeba. La partie afar de l'Erythrée et la partie afar de la République de Djibouti seraient intégrées à l'État afar de la fédération éthiopienne, qui continuerait ainsi à disposer du port d'Assab.
Les trois États, somali, éthiopien, tigraï, qui ont fait les mêmes choix fondamentaux de l'indépendance nationale et de la construction du socialisme, auraient tout intérêt à collaborer étroitement.
De telles solutions ne pourraient avoir que des effets positifs à la fois pour l'élimination du néo-colonialisme dans le reste de l'Afrique et pour la remise en cause des absurdes frontières dont ont hérité les États africains.

François Fontan

POST SCRIPTUM

Selon une documentation obtenue récemment, il semble certain que l'ensemble "Sidama" est constitué de deux nationalités : à l'est, les Sidama, à l'ouest, les Ometo.

François Fontan, 1978

carte

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