L'EUROPE : MYTHE OU REALITÉ? (1965)

Si l'on fait abstraction des querelles de Clochemerle et de la foire d'empoigne des politicards professionnels, on s'aperçoit que depuis une vingtaine d'années, les confrontations de la politique française se ramènent à deux problèmes fondamentaux: la décolonisation et l'Europe.

Nous fûmes quelques-uns à prévoir, dès juin 1958, que la vie du régime gaulliste serait dominée successivement par ces deux problèmes et qu'après avoir effectué la décolonisation essentiellement en Algérie, et après avoir par cela même éliminé les groupements fascistes, le gouvernement gaulliste adopterait une orientation vis-à-vis de l'Europe radicalement inverse de celle qui était suivie par la IVème République.

Ceci se révélant de plus en plus exact, il est particulièrement opportun d'examiner lucidement les problèmes européens. Lucidement, soulignons-le, car la plupart du temps, ce qui se dit et s'écrit sur l'Europe est d'une affligeante banalité et évite soigneusement d'exprimer et de justifier les options fondamentales qui demeurent présupposées.

QU'EST-CE QUE L'EUROPE?

Tout d'abord, l'Europe est une notion géographique et il s'agit d'un continent s'étendant de l'Atlantique à l'Oural, de l'Arctique à la Méditerranée. Les Européanistes se permettent de déduire de ce fait géographique une communauté humaine européenne.
Nous trouvons déjà là un premier cas à priori.
D'un point de vue purement géographique, la division en cinq continents est commode, mais ne reflète que fort peu les réalités. La plaine du nord de l'Europe et du nord de l'Asie s'étend uniformément des deux côtés des collines de l'Oural, l'Europe balkanique est très semblable à l'Anatolie et à l'Iran, et le monde méditerranéen forme un tout très différent de l'Europe du Nord-ouest et de l'Europe de l'Est.
Humainement l'hétérogénéité de l'Europe est encore plus grande. Au point de vue ethnicolinguistique, l'ensemble indo-européen englobe la Sibérie, l'Iran, l'Inde, la majeure partie du continent américain, mais exclut le Pays Basque, le Caucase, la Hongrie et la Finlande.
L'ethnie russe s'étend de Léningrad au lac Baïkal, l'ethnie anglo-saxonne est tout autant en Australie et Nouvelle-Zélande, aux Etats-Unis et au Canada qu'en Angleterre; l'ethnie française est vivace dans le Québec, et l'Espagne et le Portugal ne sont pas séparables de leurs prolongements latino-américains.
Au point de vue religieux, l'Europe chrétienne exclurait l'Albanie, mais engloberait l'Arménie, la Géorgie, l'Abyssinie, presque toute l'Amérique et l'Australie. Au point de vue économique et politique, l'opposition est totale entre l'Europe de l'Est traditionnellement totalitaire et maintenant socialiste, l'Europe du Nord-ouest capitaliste et démocratique, et l'Europe du Sud sous-développée et semi-coloniale.
Il est donc évident que l'Europe objective, géographique, humaine et culturelle n'existe pas, et qu'elle sert simplement de prétexte à des intérêts économiques, idéologiques, politiques bien précis. L'essentiel est donc d'examiner l'Europe, telle qu'elle se présente à nous depuis deux décades, dans les faits économiques et dans les mouvements idéologiques. Cette Europe-là, dite « carolingienne » ne concerne plus l'Europe de l'Est et ne concerne que secondairement l'Europe scandinave, balkanique et ibérique: il s'agit de la Petite Europe, l'Europe des Six: France, Allemagne Occidentale, Italie, Bénélux...

MARCHE COMMUN ET COMECON

Après l'effondrement de l'Allemagne nazie, ces pays plus ou moins dévastés par la guerre, se sont trouvés devant deux choix fondamentaux: d'une part le sauvetage de l'économie capitaliste concurrentielle classique, ou le passage à une économie planifiée socialiste, d'autre part l'indépendance nationale ou l'intégration dans une économie étrangère avec toutes Ses conséquences politiques. Il n'y a aucune possibilité de voir clair dans le problème européen si on ne saisit pas ces deux questions, leur imbrication et la confusion abusive qui en est faite habituellement .
D'un côté, l'argumentation des « européanistes » est cohérente: l'importance des investissements, liés au progrès technique, exige un très vaste marché; le mécanisme de l'économie concurrentielle exige plus que jamais la suppression des barrières douanières et cette intégration économique aboutit nécessairement à l'intégration politique. Nous rencontrons ici plusieurs malhonnêtetés majeures des Européanistes. Ils ne soulignent jamais que l'intégration européenne n'est une nécessité que dans le cadre de l'économie capitaliste libérale, et plus exactement que cette intégration est le seul moyen de sauver ladite économie capitaliste dans ces pays. Il faut bien s'apercevoir que l'un des termes du choix se pose ainsi : le sauvetage de l'économie libérale exige la suppression de l'indépendance nationale. Cette orientation est celle des partis bourgeois classiques depuis les indépendants jusque et y compris, bien sûr, la social-démocratie fidèle à ses ambitions de gérant loyal du capitalisme.
Dans l'autre camp, la confusion a été totale, dans la mesure où a été identifiée l'option pour une économie socialiste avec le soutien inconditionnel à l'expansionnisme russe. Dans l'ensemble, les antieuropéanistes de gauche se sont opposés à la « petite Europe » parce que celle-ci était capitaliste et antisoviétique (atlantique), mais n'ont pas sérieusement contesté la nécessité de l'intégration en elle-même, d'autant moins qu'ils approuvaient le pendant oriental et socialiste du Marché commun, le COMECON. Cette attitude a fortement contribué à faire accepter la Petite Europe, bon gré, mal gré, par tous ceux qui refusaient l'alternative de l'intégration dans le bloc soviétique.

COLONIALISME AMERICAIN EN EUROPE

L'unification européenne, jusque là sujet de rêverie généreuse de quelques isolés, est entrée dans les faits en tant qu'étape importante dans la concentration du capital. On n'aurait cependant qu'une vue très partielle de cette évolution si l'on ne soulignait également son aspect national : les entreprises de l'Europe occidentale sont peu à peu absorbées par les trusts gigantesques angloaméricains. Cette intégration est plus ou moins poussée selon les pays; presque totale en Allemagne occidentale, assez avancée en Italie et dans le Bénélux, encore partielle en France. On comprend donc que l'unification européenne ait vu le jour après que le gouvernement américain en ait fait la condition du plan Marshall
Un certain nombre de conséquences peuvent dès lors être déduites:
  1. Dans les pays où l'intégration est très avancée, l'européanisme est admis par la quasi-totalité des couches dirigeantes, et son aspect pro-américain atlantique n'est pas mis en question;
  2. Les capitalistes nationaux, premières victimes de l'intégration et demeurés puissants en France, s'opposent nettement à la mainmise américaine: telle est la justification de l'actuelle politique gaulliste;
  3. Il ne peut y avoir de Petite Europe unifiée sans les Américains, à moins de bouleversements économiques et politiques tout à fait improbables dans les cinq pays partenaires de la France. N'oublions pas que l'essentiel de l'économie de ces pays appartient déjà aux sociétés américaines, face auxquelles les entreprises françaises ne sont pas concurrentielles. Quelles que soient les ruses oratoires de de Gaulle, son option nationale exclut l'unification de l'Europe actuelle;
  4. La concentration européenne s'accompagnerait presque inéluctablement d'une concentration géographique autour de l'axe rhénan et du triangle Turin, Milan-Gênes: il en résulterait une aggravation de la situation économique des régions déjà sous-développées de l'État français (Occitanie et Bretagne).
Il est extrêmement instructif de rappeler ce qu'il est advenu du COMECON en Europe de l'Est. Au travers des mécanismes d'une économie planifiée socialiste, les organismes centraux du COME CON ont tendu, sous couvert de la supranationalité, à n'être que les instruments de l'adaptation et de la subordination des diverses économies aux besoins propres de la nation prépondérante, la Russie. On sait avec quelle vigueur le gouvernement roumain a réagi et a « compris un peu tard l'exemple yougoslave ». (Déclaration d'un dirigeant roumain, « Le Monde »6 octobre 1964), Pour la Roumanie, le COMECON n'est plus qu'une agence où se négocient ses relations commerciales avec les pays d'Europe orientale.

SOCIALlSME ET INDEPENDANCE NATIONALE

Alors que la droite américaine et la gauche russe ont réussi à accréditer dans de nombreux milieux, l'illusion que le monde va vers l'intégration et l'uniformisation, alors que l'on entend quotidiennement le snobisme intellectuel annoncer : « A l'heure de l'Europe... » on constate que tout au contraire les blocs se désintègrent et que peu à peu s'impose une solution d'indépendance nationale. Cette solution ne s'accompagne d'ailleurs nulle part d'un repliement sur soi-même; elle permet à l'inverse, un développement considérable des échanges internationaux avec tous les pays, quels que soient les régimes sociaux et politiques de ces pays. Le manichéisme simpliste à la Foster Dulles, à la Georges Bidault ou à la Staline est bien mort.
On est ainsi amené à se demander dans quelle mesure il n'y aurait pas convergence entre le capitalisme national de de Gaulle et le socialisme national de Tito ou de Gheorgiu Dej, Compte tenu des particularités nationales des pays considérés, il nous paraît que cette convergence ira nécessairement en s'accentuant, ou en d'autres termes, que l'indépendance nationale conduit au socialisme Nous vous soumettons ces quelques éléments de réflexion:
Les pays nationaux communistes admettent la persistance pour une longue période de la petite propriété, et la « dérussification » amène une libéralisation politique partielle; d'autre part, l'option nationale gaulliste exige la nationalisation au moins des trusts anglo-saxons en France.
L'économie libérale est asphyxiée à notre époque dans un marché national devenu trop étroit, comme le disent si bien les européanistes. Que l'on veuille bien relire la déclaration du Comte de Paris (extraits dans « le Monde » du 11 novembre l964), dont on connaît les liens étroits avec de Gaulle; le Comte de Paris expose que la politique nationale gaulliste exige des réformes de structure économique et ne craint pas de se référer à 1936 et 1945. Et que l'on compare avec la Chine de Mao Tse Toung, où l'économie planifiée admet la persistance (et la prospérité !) des capitaux nationaux dans des secteurs non négligeables.
Pourquoi le socialisme serait-il le résultat de l'action et des intérêts de la seule classe ouvrière supposée cosmopolite ? On constate au contraire que le socialisme là où il se réalise, résulte de l'union des classes nationales (non de toutes les classes) et correspond à leurs intérêts. La prédominance actuelle du capitalisme national dans le régime gaulliste peut n'être que provisoire. N'oublions pas que Nasser lui aussi, d'origine bourgeoise et militaire, a fini par nationaliser presque toute l'économie et que Péron (encore un général bourgeois) a abouti à une totale unité d'action avec Castro.

COOPERATION NE VEUT PAS DIRE UNIFORMISATION

Il faut enfin dégager ce qui demeure sain et réaliste dans le mouvement européen. Celui-ci aura contribué à faire tomber les vieilles barrières d'ignorance réciproque et de haine, et sur le plan économique, le Marché commun aura contribué à la modernisation de certains secteurs. Il est bien évident que l'isolement national est à tout point de vue impossible et nuisible. Il n'existe d'ailleurs dans le monde actuel pas une seule tendance politique préconisant l'autarcie. L'habileté des promoteurs de l'Europe et la naïveté de beaucoup de militants européanistes est de confondre la collaboration entre les nations avec la supranationalité, l'intégration et le cosmopolitisme. Une étroite collaboration entre les nations est parfaitement réalisable par accord entre États indépendants. La supranationalité, le fédéralisme n'ajoutent rien à ces possibilités de coopération, si ce n'est de les détourner au profit d'un des participants et de faciliter l'exploitation des uns par les autres en toute légalité.
Un bon nombre de conséquences du Marché commun subsisteront sans nul doute non seulement dans le domaine des relations humaines et des échanges culturels, mais aussi en ce qui concerne la modernisation et l'harmonisation des productions nationales. Mais il est encore beaucoup trop tôt pour pouvoir préciser davantage.
Nous conclurons pour tous les européanistes sincèrement animés d'un idéal de fraternité humaine, comme pour tous les nationalistes modernes conséquents, en reproduisant un texte lumineux de Jean Jaurès: « Quand un syndicaliste révolutionnaire s'écrie au récent congrès de Toulouse: « A bas les patries, vive la patrie universelle » il n'appelle pas de ses v&brkbar;ux la disparition, l'extinction des patries dans une médiocrité immense, où les caractères et les esprits perdraient leur relief et leur couleur. Encore moins appelle-t-il de ses v&brkbar;ux l'absorption des patries dans une énorme servitude, la domestication de toutes les patries par la patrie la plus brutale, et l'unification humaine par l'unité d'un militarisme colossal. En criant « A bas les patries », il crie « A bas l'égoïsme et l'antagonisme des patries, à bas les préjugés chauvins et les haines aveugles, à bas les guerres fratricides, à bas les patries d'oppression et de destruction », il appelle à plein coeur l'universelle patrie des travailleurs libres des nations indépendantes et amies.

François Fontan, 1965

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