LUGAR N°5

Sur la théorie de la nation (1972)

par Fernand Allavena


Après la publication d’un bref commentaire sur l’article : “Théorie de la Nation”, publié dans les numéros 1, 2 et 3 de la revue SAV BREIZH, cahiers du combat breton - dans le n° 3 de Lu Lùgar -, nous avons reçu une lettre d’Erwan Vallerie, auteur de l’article et directeur de la revue.
Nous publions ici cette lettre qui nous était parvenue trop tard pour notre précédent numéro. Nous publions en même temps la réponse que notre camarade, rédacteur du commentaire du Sav Breizh dans Lu Lùgar n° 3, et à qui nous avions communiqué cette lettre, a adressée à Erwan Vallerie.
Nous publierons dans un numéro suivant la suite éventuelle de cette intéressante discussion.

La Rédaction


Quimper, le 21 novembre 1971

Chers Camarades

C’est toujours avec intérêt et profit que nous lisons Lu Lùgar comme ses suppléments. S’y ajoute cette fois-ci la satisfaction de voir que cet intérêt est réciproque, comme le prouve l’important commentaire que vous consacrez à Sav Breizh. Cela nous permet d’espérer que se nouent des relations qui dépasseront le stade de la sympathie lointaine et de la signature en commun de motions platoniques.

Laissez-moi cependant être un peu surpris de la verdeur avec laquelle vous m’enjoignez de vous répondre. Il n’était pas besoin de me menacer de le faire à ma place pour m’y inciter. Je pense que nous avons tout à gagner à une confrontation de nos points de vue respectifs. Mais si cette confrontation doit se faire sans complaisance, pourquoi lui donner une tournure polémique qui ne peut qu’entraver le débat.

Vous laissez entendre en effet que j’aurais des raisons cachées et quelque peu machiavéliques de faire le silence sur les thèses du P.N.O; vous semblez même connaître ces raisons puisque vous proposez éventuellement de répondre pour moi.
La réalité est beaucoup plus simple que vous ne le croyez sans doute. Il faut vous dire que la rédaction de “Théorie de la Nation” s’est étalée sur une longue période. Le plan et les idées directrices en furent posés dès la fin de 1968 et la partie purement analytique, celle où j’expose et critique les diverses thèses en présence (soit les livraisons des numéros 1 et 2 de S.B.) fut rédigée dans les mois qui suivirent. Puis, - vous comprendrez tout à l’heure pourquoi -, je dus marquer une longue pause dans l’avancement de mon étude.

Or, à l’époque où j’en écrivis la première partie, cela dût-il vous paraître surprenant, j’ignorais presque tout des travaux de Fontan. Vous savez aussi bien que moi que les contacts entre militants occitans et militants bretons étaient à peu près inexistant jusqu’à une date très récente. Le bas niveau du développement des luttes dans nos deux pays empêchait sans doute que les échos n’en parviennent de l’un à l’autre, mais surtout notre oppresseur commun s’était employé à susciter un antagonisme artificiel entre nos deux peuples. Ainsi, n’était-il pas rare de lire dans les publications bretonnes d’avant-guerre des diatribes contre les “méridionaux” accusées de monopoliser à leur profit la vie politique française. Je crois que l’on peut porter à l’actif de la “Conférence des Mouvements Nationalitaires” de S. Liégeard d’avoir pratiquement constitué le premier pas dans le rapprochement de nos combats respectifs, en 69-70.

Ce ne fut donc qu’alors que je commençai pour ma part à prendre connaissance du travail théorique du P.N.O. Encore me fallut-il attendre pour acquérir une vue d’ensemble de vos positions sur la nation et le nationalisme d’avoir reçu le supplément au n° 2 de Lu Lùgar : “Eléments de base pour une politique scientifique : 1e l’ethnisme”. C’est vous dire que lorsque j’écrivis la première partie de “Théorie de la Nation”, j’eusse été bien en peine de traiter des thèses de Fontan. Quand enfin je pus passer à la rédaction de la deuxième partie qui devait tout entière consister en une critique de la thèse marxiste et du marxisme lui-même pour déboucher sur une nouvelle conception dialectique de la nation, en février 71, le premier numéro de Sav Breizh partait chez l’imprimeur et je n’avais plus le temps que d’apporter quelques retouches de détail à la première partie.

Cela dit, il va de soi que si, comme il pourrait se faire, j’étais amené à préparer une publication séparée de mon texte, je ne manquerais pas de le reprendre et de le compléter.

En ce qui concerne la thèse de Fontan, voici en quelques mots mes principales objections : je suis pleinement d’accord pour poser la langue comme critère fondamental de la nation. En revanche, je ne pense pas que, de ce point de départ, on puisse conclure à la coïncidence absolue de la nation et du domaine linguistique. La lanque en effet n’est pas le fondement de la nation mais seulement sa manifestation essentielle : c’est la nation qui crée la langue et non la langue qui crée la nation ; en d’autres termes, la nation est la base et la langue la super-structure. La langue ne doit donc être considérée que comme un symptôme, un indice et non comme une condition de la vie nationale. Ainsi est-il concevable que la nation subsiste là où la langue a disparu. Vous m’accusez d’avoir élaboré cette thèse par opportunisme, pour “faire ‘coller’ la Bretagne avec sa patrie française (Rennes et Nantes)”. Je pourrais vous répondre abruptement qu’entre l’adhésion unanime des Bretons du haut-pays et l’opinion des militants occitans, la première l’emporte. Mais il y a plus : la thèse de la coïncidence stricte entre la nation et la langue est anhistorique. A la limite, elle n’explique rien et ne consiste qu’en un transfert de vocabulaire ; elle ôte à la nation sa dimension politique et sa spécificité. Cela vous amène à formuler des propositions aussi insoutenables et irréalistes que l’appartenance du Québec à la nation française (“Eléments de base... 1) l’ethnisme” - page 10) ou de la Grande-Cornouaille à la nation britannique (Circulaire n° 5 - page 16). Si la nation n’est autre que le domaine linguistique, pourquoi ne pas parler uniquement de domaine linguistique ? Mais alors les luttes nationales n’ont plus aucun sens, l’état de fait devient légitime en soi, puisque tout individu ou fraction de peuple qui change de langue change ipso facto de nationalité sans que la nation “cédante” puisse fonder la moindre revendication auprès de la nation “cessionnaire”. Le danger d’une telle proposition ne vous a certes pas échappé et vous tentez de le pallier en admettant, par un amendement à votre thèse, la persistance de la nation là où la langue était encore en usage il y a moins de trois cents ans. A mon tour de vous taxer d’opportunisme dans la fixation d’un seuil qui, comme tout seuil, peut avoir une utilité pratique, mais n’a aucune signification intellectuelle.

En fait la divergence de nos positions est plus profonde. Avec cette notion de seuil, vous cherchez à réintroduire la dimension historique dans une théorie qui l’exclut. C’est que vous vous êtes attachés exclusivement à élaborer une définition de la nation. C’est là un travail nécessaire. Mais le terme même de “définition” implique une conception statique du phénomène national. Pour ma part, bien plus que de “définir” la nation, mon but était d’aboutir à une théorisation de la dynamique nationale. Ainsi vous écrivez que ma “définition (n’est) pas plus utilisable que celles critiquées auparavant par l’auteur.” J’en suis bien d’accord. Mais ce que vous omettez de dire - et je crois pourtant m’être clairement expliqué sur ce point - c’est qu’à mon sens aucune “définition” de la nation n’est utilisable politiquement, la nation parfaite, répondant à la définition, que j’appelle “nation actuelle” n’étant qu’une hypothèse de l’école. Dès que l’on aborde le domaine historique des luttes nationales, on se trouve fatalement en présence de formes ambiguës (que j’appelle “nations virtuelles”), faute de quoi il ne se poserait pas de question nationale (“La nation actuelle... est une donnée eschatologique, une fin de l’histoire.” - S.B. n° 3, p. 32). Ainsi, quand vous dîtes que mon étude porte en fait sur l’aliénation nationale, je réponds que dans les faits toute nation est aliénée et qu’une nation “parfaitement achevée... ne serait plus qu’un facteur inerte, sans résonnance politique, sans dimension historique.” (S.B. n° 3, p. 28). Qu’une étude du phénomène national est donc strictement indissociable d’une étude de l’aliénation nationale.

L’opposition de nos deux thèses n’apparaît donc pas comme une simple divergence sur les critères de l’existence nationale, mais comme le divorce fondamental entre une conception statique et une conception dialectique de la nation. Vous semblez redouter particulièrement le confusionnisme. Gardez-vous toutefois, par un souci excessif de rigueur qui vous pousserait à n’admettre qu’un critère unique et absolu de la nation et qu’une définition “qui marche à tout les coups” de tomber dans l’excès contraire, une vision simpliste qui ne rendrait absolument pas compte de la complexité du phénomène national.

Avant de conclure, je voudrais préciser un autre point pour le moins aussi important : celui de notre accord sur l’existence de ce que vous appelez les “trois fils directeurs de l’histoire”.

Quand j’eus terminé la partie critique de mon étude, je dus, comme je l’ai dit, marquer une pause dans l’avancement de mon travail. En effet, je butai alors sur la thèse marxiste et avant de poursuivre, il me fallut surmonter l’objection suivante (que j’esquisse simplement ici) : si la culture n’est qu’une super-structure de la base économique, il n’y a pas de lutte nationale signifiante. Cela m’arrêta pendant sept ou huit mois que je consacrai à des recherches sur ce sujet. Je parvins à la notion de deux bases, économique et culturelle, en interaction. Le schéma cependant ne me semblait pas équilibré ; il n’était pas exhausif et manquait de dynamique interne. C’est alors qu’au printemps 70 je reçus votre brochure “Nationalisme révolutionnaire, religion marxiste et voie scientifique du progrès”. Aussitôt lue la première page, à la minute même, je compris que l’obstacle était franchi. L’intégration des luttes sexuelles donnait au schéma son équilibre et sa dynamique. Il ne s’agissait plus d’étudier les rapports entre économie et culture mais d’élaborer une théorie globale de la société historique. J’orientai donc mes recherches dans ce sens et jetai les bases de cette étude. Mais, pour les raisons que j’ai indiquées dans S.B., je décidai toutefois d’achever d’abord “Théorie de la Nation” en me contentant de citer par anticipation cette “étude plus vaste” qui n’est encore, hélas, à l’heure actuelle qu’à l’état de projet.

Il est donc sans doute prématuré d’entamer la discussion sur ce sujet alors que rien d’approfondi n’a encore été publié de part ni d’autre. Je me bornerai donc à relever quelques divergences qu’à travers de vos publications j’ai cru déceler.

  1. vous semblez concevoir les trois données, économique, culturelle et sexuelle, de l’histoire comme des secteurs parallèles, en interaction, certes, mais sans point de convergence. Pour ma part, j’y verrais trois pôles déterminant des lignes de force au sein d’un seul et même domaine, l’état de la société à un moment donné étant déterminé par le point de convergence de ces lignes de force. Pour prendre une représentation mathématique, les trois pôles seraient les sommets d’un triangle représentant la société et, ces trois sommets étant affectés d’un cœfficient donné à un moment donné, l’état de la société à ce moment serait déterminé par la position de leur barycentre.

  2. vous ne systématisez pas suffisamment cette notion des trois “fils directeurs”. Cela apparaît dans votre formulation quand vous parlez d’activité “amoureuse”. Ce vocabulaire vous interdit de faire apparaître la coïncidence des structures et la stricte équivalence des rapports de détermination dans chaque type d’activité. Il s’agit en fait d’une seule activité fondamentale : la production, mais s’exerçant dans des directions différentes : production de biens matériels (économie), de biens spirituels (culture) et reproduction (sexualité). ceci rejoint en somme mon 1°).

  3. vous parlez de contradiction prioritaire. Il ne peut y avoir de contradiction prioritaire. Toute situation est nécessairement la résultante des trois contradictions fondamentales.

  4. enfin, je ne vois pas comment vous pouvez articuler votre schéma sans vous appuyer sur un raisonnement dialectique. Il ne s’agit pas de rejeter la philosophie et notamment le matérialisme historique, mais de débarrasser la méthode marxiste de son contenu métaphysique (le postulat matérialiste) en passant à ce que j’appellerai le “réalisme dialectique” (réalisme étant le seul véritable antonyme d’idéalisme). Réalisme dialectique dans lequel votre conception statique de la nation ne s’intègre pas à mon sens.

J’espère qu’il vous sera possible de publier in extenso cette longue lettre ; j’en formule le vœu non dans le souci assez vain de réfuter vos objections, mais par la conviction que pourrait ainsi s’engager une fructueuse discussion, dégagée de toute vanité d’auteur et de tout esprit de propriété intellectuelle, pour le progrès de notre combat commun.

Croyez à ma sympathie révolutionnaire.

Erwan VALLERIE


Paris, le 16 février 1972

Cher camarade,

Ayant rédigé le commentaire sur Sav Breizh publié dans Lu Lùgar n° 3, votre lettre m’a été transmise et c’est avec plaisir que je lui réponds. Parce que - je dois le dire immédiatement - nous sommes aussi persuadés que la confrontation de nos points de vue respectifs pourra être très profitable à chacun : c’est sans doute la première fois que nous pouvons entamer avec quelqu’un un débat se situant d’emblée à ce niveau.

Il faut encore que je m’explique sur un point : la prise à partie un peu violente qui termine mon commentaire. Pendant un bon nombre d’années, le P.N.O. n’a pas eu d’organe d’expression et les bruits les plus fantasques ont couru sur son compte, ses positions déformées de façon surprenante et les diffamations fréquentes envers ses militants. Cela atteignit de telles proportions qu’un groupe de jeunes militants en train de se constituer à Paris se trouva acculé à partir de 69 à l’alternative soit de cesser simplement de militer, soit de combattre prioritairement ces bruits et entreprendre la diffusion de l’ensemble de nos positions doctrinales et politiques (la vie militante loin de l’Occitanie nous rendant extrêmement sensibles à ce genre d’attaques, et sans doute aussi plus vulnérables). Nous entreprîmes donc, obtenant certains résultats, de diffuser une circulaire qui se continua par une publication plus régulière, Lu Lùgar ; aux polémiques violentes, voire hargneuses, du début succédèrent progressivement des textes d’analyse plus denses. L’ensemble doctrinal que nous soutenions était gênant en ce sens qu’il n’était pas une conception opportuniste et ne se laissait pas non plus dériver du marxisme. Aucune critique d’ensemble ne nous a, à ma connaissance, été faite ; seules des critiques occasionnelles de telle ou telle prise de position extraite de son contexte, ignorant l’ensemble doctrinal qui en rend compte.

Et voilà qu’avec surprise nous voyons apparaître avec la troisième livraison de Sav Breizh dans votre étude un schéma de même nature que celui qui est à la base de nos analyses. Vous accepterez que l’absence totale de référence à nos positions après l’effort de diffusion que nous avions entreprise depuis 69 nous ait paru bizarre, et que compte-tenu des antécédents que nous avions eu à affronter nous n’ayons pas envisagé cela avec toute la sérénité souhaitable dans ce cas, et que la méfiance l’ait emporté. Notez toutefois que cette “tournure polémique” que vous regrettez n’apparaît qu’à la fin de mon commentaire...
Votre explication sur ce point est en effet satisfaisante, et je pense que nous pouvons considérer ce débat comme clos pour passer à un autre plus intéressant.

Votre critique se divise en deux parties distinctes, d’une part critique de la définition que nous donnons à la nation, d’autre part réflexions sommaires sur la conception des “trois fils directeurs de l’histoire”. Je vais donc également vous répondre sur ces deux questions.

La critique principale que vous faites, qui se retrouve tout au long de votre lettre, est que notre théorie serait statique et notre conception de la nation anhistorique. Vous rejoignez par là le reproche que certains nous ont fait fréquemment (et continuent de nous faire) de concevoir un “univers clos”, fermé sur lui-même, dépourvu de dynamisme (mais avec des arguments qui rendaient inutile toute discussion réelle, ce qui n’est pas votre cas). Il me semble que vous vous êtes persuadé à tort que l’objectif des travaux de Fontan avait été d’obtenir d’abord une “définition” de la nation, alors que celle-ci s’intègre dans toute une conception de l’histoire qui est bien loin d’être figée. Elle en découle même, et si nous la mettons fréquemment en avant c’est qu’elle est un des fondements de la politique que nous qualifions d’ “inter-nationaliste”, c’est-à-dire véritablement anti-impérialiste. Vous étant placé initialement dans une perspective d’observation différente de la nôtre, je crois que vous avez mal saisi les rapports entre les divers éléments fondamentaux de nos thèses. Sinon vous ne nous reprocheriez pas d’affirmer “la coïncidence absolue de la nation et du domaine linguistique” (actuel), ce que nous ne faisons pas. Il reste que des divergences très nettes apparaissent entre nous qu’il est important de bien cerner et de discuter.

Vous vous dîtes “d’accord pour poser la langue comme critère fondamental de la nation”, mais vous la rejetez ensuite en tant que telle et posez comme critère fondamental effectif de l’existence d’une nation la conscience de l’identité linguistique (S.B. 3, pp. 25 à 27). C’est comme si pour déterminer l’existence d’une classe ouvrière on adoptait comme critère fondamental la conscience de vendre sa force de travail. Cela a des conséquences graves car faire intervenir des éléments subjectifs comme déterminants conduit à justifier et légitimer a-posteriori tous les avatars de l’histoire. Et vous revenez presque en effet à la thèse de Renan, bien que sous une forme plus élaborée.

Vous nous reprochez d’identifier abusivement langue et nation ; c’est faux. Quand nous écrivons par exemple (“La langue occitane dans la lutte pour la libération nationale de l’Occitanie”) : “nous devons avoir toujours présent à l’esprit que notre motivation la plus profonde, notre but essentiel, ne sont pas l’amour, la défense et la promotion d’une langue. Notre motivation est l’amour et le service d’une communauté humaine, d’un ensemble d’êtres humains (passés, présents et futurs) : la nation occitane, et notre volonté est de lutter pour le plus grand bien possible de cette nation. C’est parce que sa propre langue est un des biens les plus précieux de chaque peuple que nous luttons pour l’occitan”, nous faisons assez nettement la distinction entre les deux. Par contre, vous semblez constamment ne voir une langue que sous la forme achevée que lui donne un groupe en développant une vie culturelle unitaire (et identifier la langue en tant que critère de l’existence d’une nation avec cette forme). Vous écrivez : “c’est la nation qui crée la langue” (comme si vous disiez que le prolétariat crée sa situation au sein de la division capitaliste du travail) ; il n’existe pas de nation donnée préalablement ou en dehors d’une langue donnée. Mais il serait tout aussi absurde de dire que la langue crée la nation : l’apparition de l’humanité coïncide avec l’apparition du langage, de la communication linguistique, et la différenciation linguistique de l’humanité au cours du processus de peuplement de la terre coïncide avec sa différenciation en nations. C’est de ce phénomène historique fondamental que notre définition rend compte, et non de tel ou tel état particulier de nation à un certain moment de son existence. Nous définissons la nation comme une catégorie historique fondamentale et universelle, la division linguistique étant le critère de délimitation des nations entre elles. Mais il est bien entendu que la nation ne se limite pas à une réalité linguistique (de même que la classe définie par Marx ne se réduit pas à une réalité économique). La signification de la langue à ce niveau vient justement du fait qu’elle est une manifestation synthétique de l’ensemble des caractéristiques d’une nation, le seul indice qui permette de saisir cet ensemble. Et en conséquence, toute langue qui a totalement disparu ou qui a donné naissance à d’autres langues implique que la nation correspondante a disparu (ainsi il n’y a plus de nation dalmate ou de nation latine).

A la tendance de chaque nation à développer une vie culturelle commune et originale, se sont opposées des tendances impérialistes s’exprimant dans des rapports de force entre nations. (J’entends “culture” au sens scientifique, et non littéraire du terme, c’est-à-dire l’ensemble des relations et des comportements sociaux développées par la communauté nationale, y compris dans les domaines économiques et “affectif”). Je pense que c’est dans le cadre de ces contradictions entre forces tendant à l’affirmation nationale et d’autres externes et internes (s’il y a aliénation) tendant à la limite à la destruction de telle ou telle nation que se situe ce que vous appelez “dynamique nationale”. La dynamique propre à chaque nation et la dynamique des contradictions entre nations ont entraîné l’évolution à la fois politique, économique et culturelle de ces nations. Cette évolution ne s’est évidemment pas faite en fonction des besoins, des intérêts ou des aspirations propres à chaque nation, ainsi la majorité des nations existantes à l’heure actuelle n’ont pas, à des dégrés divers, réalisé leur indépendance ou leur unification (ce que notre théorisation nous conduit à prendre en compte comme objectif politique global). Une étape importante de la “dynamique nationale” de l’humanité est la stabilisation relative des nations qui survient aux environs de l’an mille pour une grande partie du monde connu, avec comme conséquence essentielle qu’il n’y a pas eu depuis cette époque apparation de nouvelles nations (alors que par ailleurs d’autres ont disparu depuis, moins nombreuses sans doute puisqu’il n’y en a que trois en Europe). Cette stabilisation a permis un renforcement progressif des caractéristiques nationales, une plus grande résistance de chaque nation à l’assimilation. La perte de l’usage d’une langue au profit d’une autre ne signifie pas immédiatement un changement d’appartenance nationale (elle marque seulement un dégré donné d’assimilitation, inachevée) car elle ne signifie pas la disparition des modèles de structuration de la personnalité de base qui en découlent. C’est quand la quasi-totalité des traits culturels propres à une nation ont disparu que l’assimilation atteint un seuil irréversible. J’espère que vous admettrez qu’en indiquant un palier d’environ trois siècles (pour l’Europe, ce que vous ne précisez pas) nous n’introduisons pas un nouvel élément pour amender nos thèses, mais que nous ne faisons que préciser un point de “définition”, en y ajoutant une indication pratique.

Il reste que si cette formulation chronologique a une “utilité pratique”, ainsi que vous l’admettez - et nous n’avons jamais cherché à lui donner d’autre signification -, elle n’est effectivement que peu satisfaisante. Déterminée sans doute un peu empiriquement elle s’est trouvée jusqu’à présent vérifiée par les faits. Nous précisons que ce n’est pas une règle absolue et universelle, mais un palier approximatif, qui est valable assez généralement en Europe, qui semble valable aussi dans d’autres endroits, mais pas partout. Les critères non linguistiques étant difficilement appréciables et ne permettant aucune rigueur sont inapplicables, et l’état des recherches en ce domaine ne nous permet pas une formulation plus stricte, du moins pour le moment.

Si on peut considérer cette “persistance de la nation” après la perte récente de l’usage de la langue comme une exception au critère linguistique (tout au moins dans son application stricte) - la seule sur laquelle vous insistez - nous en énumérons d’autres, qui sont des exceptions beaucoup plus nettes au critère linguistique, et dont vous ne parlez pas. A commencer par celle que nous recouvrons par la même formulation (“territoires ayant changé d’appartenance linguistique à date récente”) dont vous extrayez le “seuil” que vous critiquez : c’est-à-dire les territoires où la population autochtone a été déplacée par la force et remplacée par une autre (Crimée, Ionie, etc.). Nous pouvons nous passer de discuter ici les autres exceptions qui ne s’appliquent pas en Europe, mais il faut souligner que ces “exceptions” ne remettent pas en cause la validité du critère linguistique et sont bien plutôt des précisions apportées à son utilisation pratique. Je crois avoir montré qu’il est assez faux de dire que selon nos conceptions “l’état de fait devient légitime en soi”. Il me semble par contre que c’est vous qui légitimez un état de fait en rejetant le Québec de la nation française ou la Grande Cornouaille de la nation britannique (ou est-ce la mer qui vous semble être un obstacle insurmontable ?), et même en intégrant Rennes et Nantes à la Bretagne (un état de fait passé dans ce cas).

Je dois vous préciser à ce sujet que ce n’est nullement en tant que “militants occitans” que nous nous permettons de discuter des limites de la nation bretonne, mais en tant que disons “théoriciens de la question nationale”. Le problème est de savoir s’il est possible et s’il est nécessaire de délimiter les nations selon des critères universels. Et il s’agit en fait d’une même chose, car si ce n’est pas possible, c’est que la nation n’est pas une réalité humaine fondamentale et sa délimitation ne présente alors aucune sorte de nécessité (en même temps que la lutte nationale n’est plus au mieux qu’une lutte annexe), et inversement. L’“adhésion” unanime des Bretons du haut-pays” est loin d’être un critère de type universel. A ce titre, n’importe quelle lutte qui s’auto-proclame “nationale” est une lutte légitime : le “nationalisme” sicilien par exemple, ou le regain actuel du “croatisme” en Yougoslavie, qui est justement le verrou (entre autres) aux luttes d’émancipation des nations de l’état yougoslave ! Et il me semble d’ailleurs que la masse des haut-bretons a une conscience assez claire de na pas appartenir à la communauté linguistique bretonne, ce qui a une base objective certaine puisque même dans sa plus grande extension la langue bretonne n’a jamais atteint Rennes et Nantes.

Toutes nos divergences, je crois, se ramènent en dernière analyse à la question de la langue et du critère linguistique. Bien que vous ayez fait un pas important dans ce sens, mais en revenant ensuite à des critères historiques et politiques inévitablement flous. Il y a là, me semble-t-il, contradiction avec l’exigence que vous posiez dans votre excellente critique du marxisme de montrer que les luttes nationales étaient “historiquement signifiantes”, en ce sens qu’elles ne sont signifiantes que si on les envisage non séparément mais à l’échelle du monde comme un moment (une phase) nécessaire de l’évolution historique (progressiste), que si elles présentent une nécessité historique. Ce qui exige à la base l’analyse de la nation comme une catégorie historique fondamentale définie selon des critères objectifs rigoureux et universels. Sans quoi on retombe dans une définition aléatoire de la nation, inutilisable sur le plan théorique comme élément d’explication de l’histoire, et ne permettant pas dans la pratique de remettre en cause radicalement la situation actuelle. (Voire, ce qui est sûrement plus dangereux, une conception de la “dynamique nationale” qui fixe les limites de la nation là où sa “dynamique” pourra les amener, ce qui est typiquement la conception nazie). Car politiquement on aboutit à la constitution d’états semblables à ceux que l’on combat, ayant leur nation dominante et leurs “minorités” (pour s’en tenir seulement aux contradictions nationales), c’est-à-dire qui ne joueront pas forcément (ou peu) un rôle de “dissolvant” des rapports impérialistes internationaux.

Nous touchons là une autre de nos divergences, importante il me semble. Je vous avouerai qu’à la lecture du paragraphe concerné de votre lettre j’ai fait un bond. Nous pensons que la fonction de la théorie, en simplifiant, est de servir de guide pour l’action, directement ou indirectement, en s’appuyant (au minimum) sur des bases scientifiques (et mieux, en les intégrant synthétiquement). Vous ne semblez pas penser la même chose, alors à quoi sert une théorie qui demeure sans rapport avec la lutte politique concrète ? Elle ne peut que finir par servir à justifier a-posteriori une situation. Vous dîtes aussi que “dans les faits toute nation est aliénée”, ce qui est juste (plus ou moins suivant les cas) à l’heure actuelle. Mais en entendant qu’elle ne peut cesser de l’être sous peine de devenir un “facteur inerte, sans résonnance politique, sans dimension historique”. Là, je ne comprends plus ce qui signifie pour vous “aliénation”. Il existe une réalité nationale objective, l’aliénation nationale correspond à la distance qui sépare la conscience des gens de cette réalité objective, et plus cette distance est grande plus il y a “inertie”. Il faut qu’un certain seuil de désaliénation soit atteint pour qu’une lutte de libération nationale devienne possible, et en Occitanie les militants qui se heurtent sans doute plus qu’ailleurs à ce phénomène essentiel le savent bien.

J’aimerai que vous précisiez votre pensée sur les points qui sont posés à cet endroit, avant d’en discuter de façon plus approfondie, car j’ai l’impression que nous utilisons diverses notions de base avec des sens différents. Et je ne parviens pas à cerner exactement nos divergences. Mais nous sommes bien d’accord que l’étude de l’aliénation nationale sous toutes ses formes doit aussi être faite.

Je vois nos thèses comme se situant à des niveaux différents de prise sur la réalité historique, et je ne voudrais pas faire prématurément le point de la situation de l’une par rapport à l’autre, alors que les éléments que vous avancez sont encore en voie d’élaboration, d’intégration dans un ensemble théorique. Ce qui n’empêche pas des divergences importantes d’apparaître entre nous, mais que nous pouvons d’autant mieux discuter à mon sens que nous avons un point d’accord tout aussi important : nous ne tendons nullement à expliquer l’histoire à partir d’une seule problématique (nationale), et s’il est possible de faire momentanément abstraction des autres éléments d’explication pour la clarté de l’exposé, ils n’en sont pas moins toujours présents au cœur de la réalité concrète, de l’histoire qui se fait. D’où la nécessité d’en tenir compte constamment, et d’élaborer un ensemble théorique qui les intègre et explicite le mieux possible ces “trois fils directeurs de l’histoire”.

Nous avons bien sûr un certain nombre de questions mal résolues et peu étudiées encore, mais nous disposons tout de même d’assez éléments pour entamer une discussion, et ce qui n’en est que plus intéressant, sur le plan même de nos recherches. Parce que notre effort principal sur ce point était jusqu’à présent de faire admettre simplement l’existence de trois types de contradictions également importants pour rendre compte de l’évolution historique de l’humanité.

Je me contenterai ici de répondre sommairement point par point aux divergences que vous relevez.

  1. Votre analogie spatiale n’est pas fausse, sous réserve que vous précisiez plus exactement ce que vous entendez par “état de la société” et, si c’est possible, comment se déterminent les cœfficients. Telle quelle on peut l’interpréter diversement. Si je reprends ensuite le passage du texte de Fontan que vous incriminez : “liées aux trois activités fondamentales de l’humanité (économiques, linguistiques - intellectuelles, amoureuses), il existe trois contradictions essentielles : entre classes, entre nations ethno-linguistiques, entre sexes et génération. Toutes tentatives de déduire ces problèmes l’un de l’autre, comme toutes tentatives de les résoudre isolément les uns des autres, sont des mystifications : ils sont spécifiques et en inter-action”, je ne vois vraiment pas comment vous déduisez que pour nous il y a “trois données (...) sans point de convergences”.
    Nous disons qu’il y a trois activités fondamentales de l’humanité, lesquelles ont pour origine les tendances des êtres humains à satisfaire les besoins qui y correspondent. Une véritable théorie des besoins est encore à élaborer, c’est dans le rapport entre les besoins humains fondamentaux et les activités qui en découlent que réside en dernière instance le moteur de l’évolution historique. On peut indiquer que la totalité des besoins humains ressort de l’une ou l’autre de ces trois séries, et le fait qu’un besoin exprimé de façon concrète ressortisse généralement à la fois de deux, sinon des trois séries, montre que l’être humain n’est pas fait de compartiments séparés et qu’il est lui-même le “point de convergence” de ses propres activités. Si l’humanité avait pu satisfaire ses besoins sans trop de difficultés, il n’y aurait pas aujourd’hui de problèmes politiques (c’est-à-dire plutôt pas ceux que nous connaissons). L’insatisfaction a engendré l’apparition chez les hommes des tendances agressives, s’exprimant socialement dans des rapports de force, des rapports de domination, des rapports d’exploitation (quelques indications sur ce point figurent dans notre texte “Eléments de base..., 2/ Socialisme/Communisme”, II et III). D’où des contradictions sociales, trois séries de contradictions liées aux trois types d’activités fondamentaux. Nous disons que chacune de ces contradictions est spécifique, c’est-à-dire ne découle pas d’une autre, et doit dont être résolue spécifiquement (mais non isolément). Il importe de bien distinguer les “activités” des “contradictions” qui leur sont liées - or, vous semblez les identifier - car ce n’est pas chaque activité qui détermine séparément une contradiction correspondante, mais l’ensemble des activités qui détermine des contradictions entre les catégories historiques dont chacune est l’origine. Et ce sont les trois séries de contradictions qui constituent “trois fils conducteurs de l’histoire”.

  2. Voir ci-dessus. Il faut ajouter pour ce qui est de la formulation que celle d’activité “amoureuse” n’est pas tout à fait adéquate certes, et dans certains cas nous remplaçons “amoureux” par “affectif” en nous efforçant d’apporter des précisions complémentaires. Mais “amoureux” est bien préférable à “sexuel”, car ce dernier terme est rarement entendu dans la plus large acceptation : l’activité “amoureuse” ne se limite pas à ce qui touche la reproduction et les rapports sexuels, son champ est bien plus vaste (l’éducation par exemple en fait partie). De même la culture ne se limite pas à la “production de biens spirituels”, l’activité artistique n’en est qu’une partie (la façon dont une activité s’exprime dans une société par exemple, en constitue la composante culturelle). Je me contente de signaler simplement car cela entraînerait à de trop longs développements.

  3. De même qu’il y a une hiérarchie des besoins qui tient au fonctionnement de l’organisme humain (priorité des besoins économiques dont l’insatisfaction interdit toute satisfaction complète des autres), il y a une hiérarchie des contradictions sociales, la résolution des unes constituant la condition de résolution des autres. Ce qui n’emp^eche pas toute situation d’être “la résultante des trois contradictions fondamentales”. L’apparition de l’humanité est en même temps l’apparition de la “culture”, l’existence de toute société humaine est en même temps l’existence d’une “culture”. Les contradictions sociales ne sauraient être résolues de façon satisfaisante qu’au sein de ces catégories “socio-culturelles” que sont les nations, tout aspect de la vie humaine étant affecté par cette composante nationale. Les contradictions entre classes socio-économiques par exemple ne peuvent apparaître “chimiquement pure” et être résolues sur leur propre terrain que si l’indépendance nationale est réalisée (les contradictions entre classes ayant des caractères propres à chaque nation). De plus, à notre époque, l’impérialisme est devenu un phénomène général et dominant, ce qui renforce, et surtout généralise partout dans le monde, la priorité à accorder à la solution des contradictions entre nations, aux luttes nationales. La solution de la “question nationale” à notre époque signifie : indépendance de chaque nation, unité de chaque nation, relations égalitaires entre nations, socialisme dans chaque nation (élément complémentaire indispensable à notre époque). Ce qui se réalise de façon plus ou moins empirique un peu partout, et notre effort a porté sur l’élaboration d’un fondement théorique à ce mouvement historique général, lequel nous a permis de dégager la nécessité pour chaque nation de créer sa propre “voie nationale du progrès”.

  4. Je ne saisis pas très bien ici ce que vous voulez dire. Nous ne rejetons pas le “matérialisme historique” puisqu’il est pour nous l’un des fils conducteurs de l’histoire. Nous contestons simplement qu’il soit l’explication unique de l’histoire. Quant au “matérialisme dialectique”, dans la mesure où il se réduit à une métaphysique il ne nous est guère d’utilité, et dans la mesure où il s’identifie simplement à la “méthode scientifique” (ces deux acceptations cœxistent nettement dans les écrits d’Engels) nous n’éprouvons nul besoin d’utiliser cette dénomination un peu encombrante. Notre analyse s’efforce de dégager les lignes de force de la réalité historico-sociale, les concepts philosophiques semblent périmés dans ce cadre. J’ajoute que la “dialectique de la nature” a donné de bien étranges résultats dans son application pratique (affaire Lissenko), cela rend assez méfiant.

Il y aurait encore beaucoup de choses à dire, mais ce n’est qu’une lettre et elle est déjà assez longue. J’espère que nous pourrons mieux préciser nos positions l’une par rapport à l’autre, que de ces discussions puisse sortir une contribution au progrès du combat que nous menons, et nous “permette d’éviter, comme le disait récemment un camarade, une adaptation hasardeuse du marxisme orthodoxe, lequel néglige certains aspects de la réalité”. Souhaitons aussi que ces recherches et ces discussions ne se limitent pas à quelques individus.

En toute sincérité,

Fernand ALLAVENA


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