La lettre ethniste

de Jean Louis Veyrac

N°2

VIVE LA TCHETCHENIE LIBRE !

Cette lettre ethniste n°2 est dédiée à mon ami Abdoulmalik Batoukaev qui, s'il est encore en vie, se trouve parmi les patriotes tchétchènes combattant à Grozny.

Lorsque je l'ai connu en 1994, le paysan que je suis avait beaucoup apprécié cet oenologue fin et cultivé. Ses yeux s'allumaient lorsqu'il rêvait tout haut de reconstituer le vignoble de Tchétchénie détruit sur ordre de Gorbachev, afin de combattre les dégâts causés par la ... vodka ! Abdoulmalik s'enflammait en parlant du général Doudaev qui menait alors son petit pays à l'indépendance. A la fin de la guerre de 1996, on avait confié à mon ami des responsabilités auprès du gouvernement tchétchène. Récemment, la Russie a obligé ce garçon pacifique à prendre les armes et à se dresser contre elle pour la liberté de son peuple.

Strasbourg, 25 janvier 1996: contre toute attente et par 164 voix pour, 35 contre et 15 abstentions, les parlementaires admettent la Russie au sein du Conseil de l'Europe. Strasbourg, 27 janvier 200 : le Conseil de l'Europe refuse de sanctionner la Russie et lui accorde un délai jusqu'à la session d'avril pour "faire des progrès dans le domaine des Droits de l'Homme en Tchétchénie".

Deux dates, deux guerres coloniales contre un même peuple, une attitude identique de la part de l'Occident. Alors que les bombes pleuvent sur Groznyi, sa capitale, le fier peuple tchétchène aura pu apprécier la haute moralité des parlementaires du Conseil de l'Europe. Cette assemblée réunit 40 Etats, tous réputés démocratiques et soucieux des Droits de l'Homme. S'il est un peuple qui subit et a subi dans le passé, les plus graves manquements aux Droits de l'Homme, c'est bien le peuple tchétchène ! Colonisé par les Cosaques sous les Tsars, il est incorporé de force dans l'Union soviétique par les bolcheviks. Staline, le "Petit père des peuples" le fait déporter au Kazakhstan au titre de "peuple puni" d'un crime - la collaboration avec les nazis - qu'il n'a pas commis. Eltsine, le "Petit père de la démocratie" le fait bombarder en 1994-96 pour délit d'indépendance. Le même et son successeur Poutine renouent avec les bombes depuis septembre 1999. Cette fois, c'est au titre de la lutte contre les "bandits terroristes" coupables - culpabilité non établie à ce jour - des attentats meurtriers commis pendant l'été, en Russie (300 morts environ).

Que faudra-t-il pour que le peuple tchétchène ait enfin l'auréole du martyr qui voit les nations démocratiques se coaliser et se porter à son secours ? La solution finale, peut-être ? Les 80 000 morts de la guerre précédente, pour une population d'un peu plus d'un million d'âmes à l'époque, ce devait être dérisoire pour l'Occident. Il doit falloir des morts à six chiffres pour que cela devienne important et digne d'une intervention... Et puis le Caucase, c'est bien plus loin que le Kosovo ! Et plus compliqué ! Pourtant, 200 000 réfugiés en Ingouchie, Ossétie et Géorgie voisines, çà fait remonter des souvenirs encore bien frais dans nos mémoires. Des civils pris au piège d'une ville bombardée en continu, tirés comme des lapins s'ils en sortent par les corridors qualifiés d'"humanitaires" par l'armée russe elle-même, c'est du déjà vu. Les soldats russes, ivres de revanche, dopés par leur force de frappe, ont fait des centaines et des milliers de morts sans que les puissances ne s'en émeuvent trop.

La démission-surprise d'Eltsine et le passage de relais au dauphin désigné, Vladimir Poutine, ont confirmé ce que tout le monde pressentait. L'un des enjeux de la guerre au Nord-Caucase contre la Tchétchénie, indépendante "de facto" depuis 96, est de pure politique intérieure russe. La mise au pas des remuants "bandits" caucasiens sera, pour le président intérimaire, un tremplin idéal pour vaincre la bataille électorale du mois de mars 2000. Peu importe le coût humain de cet hypothétique coup de poker. Pour ne pas perdre leurs chances, tous les partis et tous les candidats à la présidentielle ont dû se rallier à cette grande cause nationale. Que l'équilibre intérieur russe repose sur l'anéantissement d'un petit peuple, en dit long sur le degré de déliquescence de la société russe. Les troubles islamistes au Daghestan, puis les attentats, ont fort opportunément aidé le Kremlin. Le doute existe sur l'implication éventuelle des services secrets russes dans les seconds. Pour ce qui est des premiers, il n'est pas exclu qu'y soient mêlés les Américains, la CIA et la compagnie pétrolière Amoco. La concordance des temps et la convergence d'intérêts pourraient ne pas être étrangers à ceux-là.

Quelques centaines d'islamistes daghestanais se réclamant du wahhabisme, I'islam sunnite pratiqué en Arabie séoudite, avaient proclamé la charia dans plusieurs villages du Daghestan central. Les islamistes tchétchènes de Chamil Bassaev, héros de la première guerre de 94-96, prétendent en août 99, créer un "territoire musulman libéré", à cheval sur la frontière tchétchéno-daghestanaise. Devant l'aggravation des troubles, I'armée fédérale russe intervient. La Tchétchénie, dirigée par le modéré Maskhadov, se voit alors impliquée dans ce conflit par les Russes qui bombardent Vedeno, le bastion de Bassaev. L'engrenage est lancé.

Il existe un enjeu bien plus gros que la présidence russe. C'est l'exportation du petrole et du gaz des rives de la mer Caspienne. Le contrôle des tubes (oléoducs et gazoducs) sera une source de revenus colossale. Mais par où passeront-ils ? Là est toute la question. La Russie, fidèle à ses souvenirs soviétiques, veut qu'ils passent au nord du Caucase pour aboutir à Novorossiisk, sur la mer Noire. Pour cela, il lui faut tenir d'une main ferme, et le Daghestan, et la Tchétchénie. Ses intérêts économiques rejoignent ses prétentions géopolitiques. Les pays occidentaux, les USA et la Turquie pour les premiers, souhaitent un tracé de Bakou, en Azerbaldjan, à Ceyhan et Yumurtalik, sur la côte méditerranéenne de la Turquie. L'lran est exclu de ce tracé ainsi que la Russie. La Turquie invoque, à juste raison, le danger écologique que ferait courir l'augmentation du trafic des navires pétroliers par ses détroits si l'option russe était retenue. Les dividendes du pétrole lui permettront d'en ristourner une part pour assurer le développement du Sud-est anatolien, c'est à dire... du Kurdistan que l'oléoduc va traverser. Alors que l'armée russe pénétrait dans Groznyi, on apprenait la signature d'un accord sur le tracé Bakou-Ceyhan entre Amoco, I'Azerbaïdjan et la Turquie. Moscou venait de perdre la guerre de Tchétchénie, du moins celle des tubes. Le 29 décembre, le "Volganeft", pétrolier battant pavillon russe, s'échouait à 200 mètres des côtes d'lstamboul, créant une marée noire. Le sort s'acharnait décidément sur l'option russe.

On comprend mieux ainsi pourquoi la Russie et l'Occident, tout en ayant des intérêts divergents dans l'affaire, peuvent écraser ou laisser écraser le peuple tchétchène. Celui-ci n'a qu'un tort : habiter où il habite. Quelques millions de tonnes d'hydrocarbures ou le "trône" de toutes les Russies peuvent-ils justifier l'anéantissement de tout un peuple ? Tous les ethnistes se dressent unanimement pour condamner une telle monstruosité. Ils attendent que les Etats véritablement démocratiques en fassent autant, prennnent les mesures de rétorsion qui s'imposent, et le fassent savoir.

Alors, pourquoi tout ce gâchis ? Pourquoi la terreur coloniale, comme en Indochine, comme en Algérie, comme en Afghanistan ? Pourquoi un très grand peuple accepte-t-il de perdre son âme dans une nouvelle "sale guerre" ? L'Histoire ne sert-elle donc à rien ? La disparition d'un petit peuple n'a jamais empêché l'effondrement d'un empire colonial. Les Russes, tous partis confondus, sont-ils incapables de le comprendre ? Ou bien se laissent-ils mener en bateau pour oublier la tristesse de leur quotidien, leur déchéance, leur déclin ? Rien de tout cela n'est fatal. Par contre, la guerre dans le Nord-Caucase est un début de gangrène qui peut gagner tout le reste du corps dans des délais rapides. Une Russie qui accepterait un compromis avec ses colonies les plus remuantes, peut penser maintenir l'unité organique du peuple russe. Dans le cas contraire, c'est la nation toute entière qui se disloquera.

Pour ce qui est de l'indépendante Tchétchénie, et ce sera ma conclusion, je souhaiterais que tous les Russes - et beaucoup d'autres - méditent ces lignes écrites par Alexandre Soljenitsyne dans 'L'Archipel du Goulag': "Il est une nation sur laquelle la psychologie de la soumission resta sans aucun effet; pas des individus isolés ! des rebelles ! non : la nation tout entière. Ce sont les Tchétchènes".

Jean-Louis Veyrac

La lettre ethniste n°3 paraîtra le 20 février prochain. Elle traitera des relations israélo-syriennes et du Golan.