10 mars 2000
Invité par l'association humanitaire Entraide occitano-touarègue (EOT) à venir se faire soigner à Montélimar (Drôme), Issyad ag Kato est un chef touareg.Ancien dirigeant militaire à l'époque de la guérilla contre l'Etat nigérien, entre 1990 et 1996, il est actuellement vice-président de l'Union des forces de la résistance armée (UFRA), le parti de coalition le plus représentatif de la rébellion touarègue. Son séjour en Occitanie lui a permis de témoigner pour son peuple et de nouer de nombreux contacts afin de développer et concrétiser le courant de sympathie que sa cause suscite. C'est parce que j'ai rencontré Issyad ag Kato avant son départ que la Lettre Ethniste n°4 est consacrée, avec un peu de retard sur ce qui était annoncé, à la défense du peuple berbère touareg.
Berbères, les Touaregs le sont sans conteste. Leur parler, le tamasheq outamahaq, est bien un des dialectes importants de la langue berbère. C'est seulement chez eux que s'est maintenu vivant l'usage, autrefois plus diffus, de l'alphabet traditionnel, le tifinagh, écriture dont les femmes avaient naguère le monopole de la transmission. La place importante de la femme dans la société touarègue témoigne assez des tendances matriarcales bien connues de la berbérité et qu'ici, une islamisation somme toute superficielle n'a pu gommer. Tous nominalement musulmans de rite malékite, les Touaregs sont peu sensibles aux sirènes fondamentalistes et leur islam reste tempéré. Huit confédérations tribales segmentent le peuple des Kel Tamasheq, ceux qui parlent tamasheq. Il s'agit des Kel Ahaggar et Kel Ajjer (Algérie et Libye), des Kel Aïr, Kel Gress et loullimiden KelDinniq (Niger), des loullimiden Kel Ataram, Kel Tademekkat et Kel Adrar (Mali).
Comptant de 1 à 1,5 millions d'individus, le peuple touareg se répartit de façon très inégale entre quatre Etats à l'intérieur desquels il occupe un territoire immense de 2 millions de km2. 30 000 en Libye, 50 000 en Algérie, 500 000 à 600 000 au Mali, 700 000 à 750 000 au Niger, les Touaregs comptent également une communauté ancienne dans le nord du Burkina Faso (20 000). La sécheresse des années 1970-80 ainsi que les événements insurrectionnels des années 1990 ont modifié quelque peu les données en créant des dizaines de milliers de réfugiés. Fuyant le Mali et le Niger, 60 000 Touaregs se sont installés en Algérie, 10 000 ont émigré en Libye, 40000 au Burkina Faso et 40 000 autres en Mauritanie. Quelques milliers d'autres ont trouvé refuge plus loin encore, au Tchad, au Nigéria, au Sénégal, en Côte d'lvoire et en France.
Dans leur expansion vers le sud, à partir du premier millénaire de l'ère commune, les Touaregs absorbèrent des populations noires - surtout Songhaï et haoussa - qu'ils ont assimilées pour l'essentiel. On les appelle Bouzou au Niger, Bellah au Mali. Constituant peut-être la moitié du total, leur nombre reste cependant inconnu, leur statut inférieur au sein de la société touarègue ne les prédisposant pas à l'auto-affirmation collective. Des ilôts de langue songhaï ethaoussa en territoire targui se rencontrent à la périphérie méridionale de l'Aïr. Des Communautés arabes et peules sont également présentes sur ce vaste territoire.
Le cur du pays targui - singulier de touareg, tombé aujourd'hui en désuétude-ce sont les massifs montagneux du Sahara central, le Tassili des Ajjer, le Hoggar, I'Adrar des Ifogha, I'Aïr (ou Azbine). Pays de grands nomades chameliers, ce désert minéral a peu de centres urbains, Ghât, en Libye, Tamanrasset, en Algérie, Kidal, au Mali et Agadez, au Niger. Cette dernière est la cité la plus importante de toutes avec ses 35 000 habitants suivie de près par sa voisine d'Arlit, la cité de l'uranium, qui a 30 000 habitants. Par leurs conquêtes antiques, du fait de leurs parcours transhumants, la zone de peuplement dépasse d'un bon quart le territoire originel des Touaregs. Ainsi ces derniers sont-ils fort nombreux le long du fleuve et au delà de la grande boucle du Niger, jusqu'au Burkina Faso comme on l'a vu.
C'est précisément à cause de l'enchevêtrement des ethnies dans ces régions que dérive une partie des difficultés du peuple berbère le plus méridional. Tant au Niger qu'au Mali, les autochtones sédentaires du grand fleuve, d'ethnie songhaf-djerma pour l'essentiel, leur disputent la prééminence et l'usage des terres et de l'eau. Les Peuls, éleveurs de bêtes à cornes, les commerçants haoussa et arabes sont les autres composantes de la population régionale avec lesquelles les Touaregs entretiennent des relations ambiguës, faites parfois de collaboration, parfois d'affrontements.
Depuis les indépendances politiques du Mali et du Niger en 1960, les centres de pouvoir sont dominés par les Bambara d'ethnie mandé, à Bamako, et les Djerma-Songhaï, à Niamey. Ils ont été largement indifférents, voire hostiles aux Touaregs. L'intégration de ces derniers fut cependant plus grande dans l'appareil d'Etat nigérien au point de compter, de 1983 à 1988, un Premier ministre issu de leurs rangs, Hamid Algabid. Mais la tendance dominante reste l'esprit de revanche des Sudistes, victimes séculaires des razzias esclavagistes touarègues et arabes. Les "hommes bleus" à la peau blanche se considèrent toujours un peu comme les seigneurs des gens du fleuve. Mais ceux-ci, forts de leur nombre, de leur pouvoir politique et de leur crédit dans l'ancienne puissance coloniale française, n'en pensent pas moins. Ce sont eux qui tiennent effectivement les rênes en mains. Lorsque les Français s'installent à Arlit pour exploiter un des plus grands gisements d'uranium de la planète, ils n'hésitent pas à faire "monter" des Sudistes pour extraire le minerai. Les Touaregs en ressentiront une grande amertume d'autant que les retombées financières seront, pour eux, dérisoires. Possible source de revenus pour un peuple paupérisé et déstabilisé par la grande sécheresse sahélienne, I'uranium d'Arlit a engendré de fait une véritable enclave coloniale. Le partage des royalties sera au cur des revendications du mouvement rebelle mais la chute des cours mondiaux de l'uranium en a drastiquement dévalué l'intérêt.
Presque simultanément mais sans véritable concertation, la rébellion touarègue éclate en 1990, au Niger et au Mali. Menacé dans ses fondements sociologiques et affamé par la grande sécheresse qui a décimé ses troupeaux, le peuple berbère se sent abandonné. Marginalisé comme jamais par les Etats tuteurs, ceux-ci ne lui accordent pas même de bénéficier de l'aide internationale censée lui être attribuée en priorité. Des vétérans de la Légion islamique prennent alors les armes contre Niamey et Bamako. Fidèle à sa politique interventionniste et conquérante, le colonel Kadhafi les avait engagés pour combattre au Tchad voire au Liban en leur faisant miroiter la création d'un vaste Etat saharien sous protectorat libyen. L'argent du pétrole venant à manquer, Kadhafi les renvoie chez eux avec armes et bagages. Au Mali comme au Niger, tous les fronts qui se créeront vont sortir de cette matrice de la Légion islamique. Mais les nigériens lutteront aussi contre les Arabes de Tassara alors que les maliens seront alliés des Maures du Nord-ouest (100 000 dans la région de Mabrouk-Taoudenni). C'est une des raisons expliquant qu'aucune perspective clairement nationaliste touarègue ne s'affirmera durant les six années de conflit armé. Les autres sont le morcellement tribal, les antagonismes de personnes entre leaders contestés, la passivité et parfois, I'opposition d'une grande partie des populations touarègues. La dépendance ne tient pas simplement à la situation de minoritaires dans des Etats dominés par d'autres ethnies. L'imbrication économique entre éleveurs et sédentaires est très étroite malgré les inimitiés. Pour être injustes les rapports économiques n'en créent pas moins des obligations de part et d'autre. La spécialisation ethno-économique est typique des sociétés africaines. Elle explique pour une bonne part pourquoi les sécessions sur une base ethnique ont eu si peu de succès depuis 1960.
Grâce au concours intéressé du Burkina Faso et de l'Algérie soucieux d'éteindre le feu à leurs portes, rebelles et gouvernants ont fini par se mettre d'accord et par faire la paix au Niger. Cela à la fin 1997 après deux précédentes tentatives infructueuses. Au Mali, les armes se sont tues pratiquement dès l'été1995. A scénarii différents, solutions très semblables dans les deux cas et sous le haut patronage de la France qui ne perd pas de vue ses intérêts dans la région. L'émiettement des fronts touaregs du Niger a fait durer un peu plus longtemps la rébellion, chacun faisant de la surenchère face à l'Etat. Au contraire du Mali où les Touaregs ont présenté une coordination unique qui a traité avec le gouvernement et avec la terrible milice songhaï Ghanda Koy. L'intégration des rebelles dans les corps militaires de chaque Etat, des aides de rattrapage économique pour les zones septentrionales, un intéressement à l'exploitation de l'uranium, une participation politique accrue dans les nouvelles institutions démocratiques des deux pays jusqu'au plus haut niveau. Voilà pour l'essentiel, les mesures envisagées pour satisfaire les revendications berbères. On objectera que c'est peu au regard de plusieurs centaines de morts touaregs. Peu eu égard à la dramatique situation économique éprouvée par l'ensemble des tribus. Mais pour l'heure, pour les ex-combattants, seule compte l'intégration. Car sans elle, il n'y a pas de développement possible. Et en effet, un pays si pauvre inséré dans des Etats dont les ressources sont contrôlées par des sociétés étrangères, n'a aucune viabilité si un minimum de développement n'est pas assuré. C'est ce qu'ont compris les guérilleros. Désormais, ils tentent, avec l'aide d'ONG extérieures, de créer les bases d'un développement minimal durable et autocentré. La sédentarisation forcée des nomades est inéluctable. Elle oblige àmobiliser les énergies pour développer l'enseignement, valoriser les ressources locales, accroître les cultures vivrières, s'assurer le contrôle du commerce et du tourisme. C'est une révolution des mentalités qui nécessite une remise en question profonde et appelle un effort immense de la part des Touaregs. Même si les instances administratives locales sont confiées aux Touaregs, ce n'est pas à proprement parler l'autonomie. Elle n'a été promise ni à ceux du Niger ni à ceux du Mali. Elle suppose une refonte délicate des circonscriptions territoriales à laquelle, au Mali, par exemple, les Songhaï de Ghanda Koy se sont catégoriquement opposés. Rappelons que sur le plan linguistique, Mali et Niger ont depuis deux décennies, reconnu le caractère de "langue nationale" au tamasheq.
Au coeur du Sahara, I'espace touareg apparaît comme une entité compacte, homogène au contraire de bien d'autres régions berbérophones. L'existence d'un Etat souverain ou autonome semble aller de soi. Pourtant la réalité actuelle semble être bien éloignée de cette évidence. L'apparition d'un Etat suppose un contexte favorable sur deux plans. A l'intérieur de la communauté considérée, il faut qu'une force politique nationaliste existe avec cet objectif. A l'extérieur, le voisinage et les puissances plus lointaines doivent accepter et soutenir cette indépendance. Or existe-t-il un nationalisme touareg ? Dans leur intitulé, aucun des mouvements rebelles maliens ou nigériens ne s'est affirmé touareg et a fortiori pan-touareg. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu'ils étaient indifférents à la dimension ethnique de leur lutte. Bien au contraire. Tout comme dans le reste du monde berbère, il faut compter avec l'esprit tribal très développé des Touaregs. Les difficultés à dépasser les clivages artificiels imposés au départ du colonisateur entre des allégeances citoyennes concurrentes algérienne, malienne, nigérienne et libyenne ne sont pas non plus négligeables. A preuve, le peu de coordination entre fronts des deux Etats. Toutefois, ces rébellions se sont produites en pleine montée du berbérisme dans tous les pays du Maghreb. La nécessité de trouver des relais médiatiques à la lutte armée a débouché par ce canal. Ainsi, en 1994, la création du Congrès mondial amazigh (CMA) a mis en avant la situation tragique des Touaregs tout en la reliant à celle des autres Berbères (Kabyles, Rifains, Chleuh, Innefousen,... etc). On doit admettre que le nationalisme berbère de libération est le fruit d'une réalité humaine particulièrement complexe. Il lui est très difficile de rassembler et souder des aspirations disparates et parfois contradictoires. Il existe pourtant et il peut permettre de donner aux Touaregs un sens à leur nécessaire unité organique. Dans un passé déjà lointain, vers 1960, I'idée de promouvoir un Etat saharien fut caressée par certains milieux coloniaux français. Malgré les requêtes des Touaregs, rien ne fut concrétisé. La Libye prît le relai dans les années 1970 mais sans véritable volonté stratégique. Pour cela, il fallait la fonder sur une amélioration substantielle du sort de ses propres Berbères (sans doute 1 million) à laquelle Tripoli n'était nullement disposée. L'Algérie ou le Burkina Faso sont intervenus en leur faveur, plus pour régler un encombrant problème de réfugiés que par inter-nationalisme. En définitive, à l'étranger, le destin des Touaregs intéresse surtout des associations humanitaires et des défenseurs des minorités. La volonté générale de conserver ad aeternam, au nom de la paix, même les frontières les plus aberrantes, rend l'action internationale peu efficace. Les affrontements interconfessionnels et interethniques de ces derniers temps au Nigéria posent à nouveau la question de l'unité de ce grand pays. Un éclatement favoriserait l'apparition d'un grand Etat haoussa unissant le Nord-Nigéria et le Niger où ce peuple est dominant sur le plan démographique. Ce pourrait être une occasion historique pour les Touaregs de faire sécession mais les Haoussa le toléreraient difficilement.
En conséquence, le peuple touareg doit savoir que son chemin est long vers l'indépendance. Les Touaregs n'ont pas de passé étatique qui fonderait une légitimité historique, pas de centre urbain dans lequel se forgerait une élite politique et économique moderne. Leurs atouts sont l'unité linguistique, leur position-clé, au Sahara central, à mi-chemin entre la Méditerranée et le Golfe de Guinée. Leur image de marque est médiatique à l'extérieur bien qu'elle reste lestée par le passé auprès des populations noires. L'essor du tourisme, I'exploitation rationnelle des ressources minières, I'unité du mode de vie de nomades contraints à la sédentarisation, la diaspora sont sans doute autant de leviers d'une nouvelle donne.
Afin de se rendre véritablement autonomes dans des structures étatiques qu'on espère demeurer longtemps arrimées à la démocratie, les Touaregs ont quelques pièges à éviter. Ils doivent notamment exiger des entités territoriales cohérentes, unifiées dans chaque Etat, dessinées sur une base juste. Est à bannir toute tentation de maximalisme qui, pour sembler avantageux au départ, se révèlerait, sur le long terme, un véritable traquenard pour les aspirations nationales touarègues. Leurs régions ne doivent englober ni les Maures au Mali, ni les Toubou au Niger. Car pour avoir des revendications similaires à celles des Touaregs, ces peuples ont des intérêts divergents. Les Maures ont leur Etat à eux auquel il leur suffit de se rattacher, les Toubou lorgnent vers le Tchad où leurs frères détiennent en partie le pouvoir. L'adhésion volontaire des Bellah et Bouzou à l'idée nationale touarègue suppose, elle, une transformation des relations sociales. De même, la reconsidération des rapports avec les autres ethnies vivant en pays targui (Arabes, Peuls, Haoussa, Songhal) est un des défis majeurs dont dépend le futur autonome des Touaregs.
Relever tant de défis, c'est se rendre progressivement indépendants. Au Niger et au Mali, d'abord, en Algérie et en Libye, ensuite. Retrouver la maîtrise du commerce trans-saharien, ressusciter la "route des chars" du Sahara central de l'Antiquité, construire un pays, voilà l'avenir qui attend le peuple amazigh des "hommes bleus". Premier jalon de Tamezgha, le pays et la nation berbère restaurés, dans un Maghreb plus seulement arabe mais enfin revenu à ses racines véritables.
L'Entraide occitano-touarègue (EOT) a pour adresse : La Coste 07700 SAINT REMEZETél/Fax: 04 75 04 1186
Son correspondant au Niger est : Organisation Vie et développement TedhiltBP 13 651 NIAMEY (Niger) Tél / Fax: 00227 74 03 27 / 00227 74 28 14
Jean-Louis Veyrac
La Lettre Ethniste n°5 paraîtra le 25 mars prochain et sera consacrée aux Slovènes de Carinthie du Sud et à leur ennemi, le fasciste autrichien Jorg Haider.