15 août 2000
Initialement prévue pour paraître fin mars, cette Lettre Ethniste n°5 a subi des contretemps fâcheux que je prie le lecteur de bien vouloir excuser. Son sujet n'en a néammoins guère perdu de son actualité.
Le premier trimestre 2000 aura été marqué sur le plan diplomatique par une double indécence frisant au scandale. Et c'est l'Union Européenne, parangon de vertu et chantre des Droits de l'Homme, qui s'en est rendue coupable.
Les élections législatives autrichiennes venaient de consacrer la montée du parti "libéral", le FPÖ de Jorg Haider, en en faisant la seconde force politique du pays derrière le SPÖ socialdémocrate de Viktor Klima, chancellier sortant. Par son dépassement historique du parti conservateur, I'ÖVP de Wolgang Schussel, le FPÖ se posait en arbitre. Dans un contexte d'équilibre en sièges entre ces trois partis, toute coalition devait soit reconduire l'alliance SPÖ-ÖVP, soit faire participer le FPÖ aux affaires, soit reprendre une partie de son programme pour avoir la caution de celui-ci au Parlement. Or, la cordiale mésentente entre Klima et Schussel rendait presque inévitable la seconde solution, un accord ÖVP-FPÖ. De ce virage à droite toute, la démocratie autrichienne ne sortait pas grandie. "Libéral" veut dire en effet, fasciste en Autriche.
Populiste, xénophobe, démagogue, le parti de Haider ne cache pas regarder l'avenir en déplorant la perte des bonnes valeurs que chérissaient les nazis autrichiens que rien ne distinguait, il y a cinquante ans, de leurs collègues allemands.
L'émotion fut vive en Europe. Une levée de boucliers contre le nouveau gouvernement et contre l'Autriche se manifesta aussitôt. Des mesures de rétorsion et de boycott furent prises par les pays membres de l'Union européenne. A juste titre, dirais-je. Car il est nécessaire de circonscrire toute tentation nazie où qu'elle se manifeste et à quelque niveau que ce soit. En Autriche comme en France, en Suède comme en Belgique.
Cependant, devant cet unanimisme affiché si ostensiblement des semaines durant, face à un tapage médiatique si bien orchestré, ne convenait- il pas de se montrer sceptique ? Au même moment, à quelques centaines de kilomètres plus à l'est, l'anéantissement programmé d'un petit peuple et la destruction sous les bombes d'un petit pays, se déroulait sans émouvoir outre mesure tous ces gouvernements vertueux. La "démocratique" Russie rasait au sol la Tchétchénie rebelle avec l'aval tacite des Européens et des Américains qui l'appelaient à plus de "retenue".
On a peine à croire qu'étaient sincères les trémolos grandiloquents, les effets de manche, les postures héroïques de tant de ministres. Fallait-il ou non serrer la main du représentant autrichien au prochain conseil ? A mettre l'Autriche en quarantaine, on risquait peu de choses si ce n'est à heurter tout un peuple. Celui-ci continue à se voiler la face sur son passé nazi, certes. Mais ne l'y a-t-on pas poussé un peu lorsque pendant la Guerre froide, I'Autriche, pays neutre, était un bien commode Etat tiers entre l'Est et I'Ouest ? Son amnésie arrangeait tout le monde. Critiquer la Russie, lui faire des remontrances sur sa politique dans le Nord-Caucase, la chasser du Conseil de l'Europe pour manquement aux Droits de l'Homme, prendre des mesures de rétorsion économique ? Pas question, ce serait jouer avec le feu, rendre explosif le "trou noir" que pronostiquait Alain Minc dans La revanche des nations.
La suite des événements a confirmé l'hypocrisie et l'indécence européennes. Le courage des gouvernants européens a des limites, celles qu'imposent les raisons d'Etat. C'est à dire, en dernière analyse, les intérêts grands et petits de sociétés repues menées par le bout du nez par des entreprises capitalistes colossales. Avec quelle grande magnanimité, le Club de Londres, réunissant les créditeurs privés de la Russie, n'a-t-il pas effacé le tiers de la dette contractée à leur égard par ce pays. Sitôt Vladimir Poutine élu président et alors que s'accumulent les témoignages sur sa sale guerre, avec quel empressement, les chefs d'Etat, dont Jacques Chirac, n'ont-ils pas invité l'heureux impétrant tellement attendu par l'Occident. Le Conseil de l'Europe, au sein duquel siège la Russie, a finalement condamné ce pays pour sa politique criminelle. Mais avec toutes les circonlocutions d'usage.
En outre, I'Autriche, avec ou sans Haider, est un contributeur net au budget européen, c'est à dire qu'elle finance le bien-être de ses partenaires. La Russie, grande croqueuse de capitaux dévorés par ses mafias, a plus de la moitié de sa population qui vit avec 350 euros par mois. Elle exporte à ses frontières et au loin, sa criminalité et ses guerres coloniales. Il eût quand même eté décent de tenir compte de cette sombre réalité.
Si Haider est ce qu'on savait qu'il est, un fasciste doublé d'un arriviste sans scrupules, pourquoi ces Etats n'ont-ils pas adopté la position d'israël en la matière ? Par la voix de son ministre des Affaires étrangères, David Lévy, ce pays avait menacé de rompre les relations avec l'Autriche en cas de participation du FPÖ et ce, dès les résultats des législatives connus. Le risque était en effet acquis dès ce moment là.
Israël a tenu parole.
De trop rares intellectuels, journalistes, chercheurs, membres d'ONG, ont dénoncé le silence abject des Etats face au génocide des Tchétchènes. Soutenant leur prise de position, j'accuse, pour ma part, les Etats européens d'avoir, à dessein, détourné l'attention de leurs citoyens en montant en épingle la situation autrichienne.
Bien des aspects peu reluisants de la pensée du sinistre Haider ont été placés sous les projecteurs.
Sous prétexte qu'Haider avait une vision "ethnique" des citoyens autrichiens, les censeurs ont fait l'impasse sur cette vision considérée comme forcément raciste. Ses déclarations sur l'appartenance historique et linguistique des Autrichiens au peuple allemand ont choqué. Sa mise en avant des droits des réfugiés sudètes ou de la minorité allemande de Slovénie ont fait scandale. Les frontières de l'Europe médiane ont paru, à certains, ébranlées par ces troubles remugles.
Pour ce qui est de l'unité de l'ethnie allemande, I'Histoire a (momentanément ?) tranché. Pourtant, qui peut croire que les Autrichiens, les Suisses alémaniques, les Luxembourgeois ou les Alsaciens ne participent pas d'une même identité culturelle ? Sans abolir les réalités historiques et humaines, la déclaration germano-tchèque de 1996 - ratifiée par les parlements respectifs l'année suivante - a désamorcé le contentieux des Sudètes. En 1945, les conséquences de l'expulsion des Allemands furent modestes pour l'Autriche. Ceux-ci peuplaient des territoires exigus le long de sa frontière. Ces terres doivent rester tchèques en contrepartie de plusieurs siècles de domination autrichienne sur la Bohême et la Moravie. Pour ce qui est indemnisations, les Autrichiens originaires des Sudètes peuvent les réclamer à l'Allemagne puisque leur pays aurait été "victime" de la politique des nazis... Quant à la minorité allemande coloniale de Kocevje / Gottschee, en Slovénie, elle a été rapatriée en 1945 et n'a plus à être... protégée ! Curieusement, les média français ont largement ignoré ses prises de position anti-slovènes passées.
Les propos de Haider ne faisaient que constater une réalité institutionnelle qu'il souhaitait voir modifier.
Depuis 1955, la Constitution autrichienne reconnaît en effet, aux côtés de la (très grande) majorité germanophone, I'existence de quatre minorités ethniques (Croates, Hongrois, Slovènes et Tchèques). Une loi de 1976 et une ordonnance de 1988 ont organisé, auprès du gouvernement, I'existence de "Conseils ethniques" avec des compétences consultatives et de proposition. C'était pourtant sous des chanceliers sociaux-démocrates.. I Depuis déjà des décennies, le FPÖ proclame la nécessité de réviser, à la baisse, le statut des minorités, de la minorité slovène, en particulier. C'était un de ses arguments électoraux dans le land où vivent les Slovènes depuis plus d'un millénaire. Devenu gouverneur de Carinthie au printemps 1999, Haider a toutefois mis de l'eau dans son vin. La raison d'Etat et les accords de partenariat international souscrits par la Carinthie l'y ont obligé.
Dans L'Europe des ethnies paru chez Bruylant-LGDG, en 1993, mon ami, le Professeur Guy Héraud, a utilement synthétisé le sort et le statut de la minorité slovène de Carinthie méridionale. Je reprends ici l'essentiel de ses informations.
Revendiqués par la Yougoslavie en 1918 et en 1945, les Slovènes de cette région sont le prolongement le plus au nord de cette ethnie slave du Sud. Ils sont séparés du gros de leur nation, indépendante depuis 1991, par la chaîne alpine des Karawanken. Le référendum de 1920 ayant donné une forte majorité en faveur de l'Autriche, les Alliés se contentent d'entériner le résultat. Ils ne donnent pas suite aux revendications yougoslaves de l'époque ni à celles, réitérées de 1945.
Toutefois, en 1955, un statut de minorité nationale est accordé aux Slovènes. Ce statut, je cite Guy Héraud, "se caractérise par une différenciation extrême des réglementations. Le territoire où s'applique une réglementation spécifique varie selon le domaine considéré: école, rapports avec l'administration, avec la justice, gendarmerie, inscriptions toponymiques, etc. L'aire définie la plus vaste concerne l'école". L'usage de la langue slovène dans les média ne pose guère de problème et il est aisé de capter les émissions de radio et de télé de Ljubljana. C'est sur le terrain de la toponymie et de l'école que se font jour les frictions avec les germanophones.
La situation nationale des Slovènes en Autriche est très emblématique. On peut distinguer parmi eux, trois catégories.
Vivant surtout dans les communes adossées à la frontière de la Slovénie, 16000 slovénophones environ affirment haut et fort leur nationalité. Perçus, depuis 1945, comme philo-yougoslaves, communistes et anti- autrichiens, ils étaient mal vus par leurs concitoyens.
Appelés "Wendes" par les Austro-allemands, 24000 autres Slovènes sont des "Autrichiens de coeur", fidèles à l'Autriche danubienne et à la Vienne impériale. Ils parlent un slovène dialectal contaminé par l'allemand et refusent d'apprendre la langue nationale codifiée. Leur seul souci est de ne pas être considérés comme des "minoritaires".
A ces 40000 slovénophones, il convient d'ajouter plusieurs dizaines de milliers de Slovènes germanophones plus ou moins parfaitement assimilés. Leur nombre doit osciller entre 50000 et 100000 individus dont un grand nombre vit à Celovec / Klagenfurt, la capitale du land.
On voit donc qu'en Carinthie, sur un total de 550000 habitants, la population slovène oscille entre 3% de personnes fières de leur appartenance ethnique et 20% qui en ont honte. C'est sur le terreau de l'autodénigrement que fleurissent tous les fascismes. Nul doute que celui-ci est particulièrement fertile.
Peut-on imaginer ce qu'a été le processus de dénationalisation en acte depuis la fin du XlXe siècle ? Vers 1850, les Slovènes slovénophones étaient en écrasante majorité dans toute la Carinthie méridionale, y compris Celovec. En 1910, quelques ilôts au sud et la partie nord de cette zone étaient passés à l'allemand et le chef-lieu n'avait plus que 10 à 20% de slovénophones. En 1930, ils restaient majoritaires dans leurs bastions actuels au sud de la Drava et du Worther See. La politique assimilatrice du Troisième Reich n'a fait que prolonger un mouvement de fond. Les déportations de 1942 ont cimenté la conscience nationale d'une partie des slovénophones alors même qu'elles tendaient à détruire la cohésion sociale de l'ethnie.
Après la Seconde Guerre mondiale, et malgré les efforts de rattrapage garantis par le statut, la slovénité a encore reculé. Devant la toute-puissance sociale de l'allemand et du modèle autrichien, les Slovènes n'ont pu opposer que leur farouche attachement à leur langue et leur sympathie pour la Yougoslavie titiste. Le combat était par trop inégal.
Depuis presque une décennie, au grand dam de tous les fascistes autrichiens, la petite Slovénie est indépendante. Ayant largué la Yougoslavie et ses tourments post-communistes, elle est devenue, grâce au dynamisme de ses entreprises, I'un des meilleurs candidats à l'Union européenne. Son entrée, prévue en 2005, est facilitée par tous les accords de partenariat qu'elle a signé avec ses voisins, I'Autriche et l'ltalie. Elle entretient des relations plutôt sereines avec Budapest et reconnaît les droits de sa petite minorité hongroise. Avec la Croatie, les frictions - litiges frontaliers en Istrie et au Prekmurje - se sont réglées à l'amiable.
La Slovénie pouvait donc croire à sa bonne étoile. Mais l'arrivée au pouvoir du FPÖ à Vienne, avec un programme de chantage à l'entrée dans l'UE des Tchèques et des Slovènes, a terni un peu le ciel étoilé.
Peu effarouché par l'alliance noire-bleue, le gouvernement de droite de Ljubljana s'est quand même ému de l'attitude anti-slave de Haider et des revendications intempestives de sa clique. Garante du statut de ses co-nationaux, la Slovénie veille sur eux sans toutefois les pousser à réclamer l'amélioration de leur sort.
L'alliance avec l'Autriche lui ouvrant des portes en Allemagne, elle est soucieuse de maintenir le statu quo.
C'est avec une certaine circonspection qu'elle s'est associée à l'opération "Sans frontières". Associant le pays à la Carinthie et au Frioul-Vénétie julienne, cette alliance transfrontalière vise à développer des projets communs soutenus et financés par l'UE. Elle a notamment revendiqué le déroulement dans la région des Jeux olympiques d'hiver de 2006. Malgré les félicitations de l'ONU, le projet n'a pas été retenu et ce sont Turin et les Vallées occitanes transalpines qui ont été primées.
Par contre la Slovénie revendique avec plus de force pour les Slovènes d'ltalie, la pleine application des traités internationaux. Elle semble devoir être entendue puisque la Chambre des Députés vient de voter la "Loi de tutelle de la minorité linguistique slovène". Attendue depuis des années par toutes les organisations de défense de la minorité, elle doit encore passer devant le Sénat. Cette loi a été votée par la majorité de centre-gauche au pouvoir à Rome. La droite a voté contre et la Lega Nord, prétendûment au côté des minorités, s'est abstenue. Une fois acquise, cette tutelle viendra compléter efficacement celle votée par le Parlement italien en 1999, laquelle englobe de façon plus générale les diverses minorités linguistiques historiques.
De tradition catholique et moyen-européenne, I'ethnie slovène est finalement très imprégnée des tendances culturelles dominantes dans l'ancien espace austro-hongrois. Ia Slovénie s'est dégagée assez vite des pesanteurs de l'ère communiste sans pour autant rompre avec les valeurs que chérissent les sociaux-démocrates de cette région. Son inclusion dans l'Union européenne et l'OTAN va déjà, presque de soi. Cet Etat tout neuf et sans passé à ressasser, est tout disposé aux abandons de souveraineté auxquels il s'astreint. Il est prêt également à faire valoir toute sa part de subsidiarité, à traiter avec les Etats comme avec les Régions, sans flagornerie ni superbe.
L'avenir des Slovènes de Carinthie méridionale, Koroshkem en slovène, est étroitement lié à l'intégration européenne de leur Etat national. Si elle se fait sans à-coups et avec succès, ce qui est tout à fait probable, il fera bon se sentir slovène en Autriche. Et alors tous ses droits nationaux devront être restitués à cette minorité. L'érosion de la slovénité en Carinthie du Sud a été rapide et traumatisante. Il est souhaitable que les Slovènes renoncent à une partie de leurs revendications territoriales afin de concentrer leurs efforts sur leurs bastions au sud du Worther See et de la Drava, de Sankt Jakob à Suha / Neuhaus. Par contre, ces efforts devront viser à la récupération de Celovec, leur centre historique. C'est dans cette ville très germanisée où ils ont leurs institutions, leur Iycée notamment, que se joue une grande part de leur avenir.
C'est là que doit se cristalliser et se manifester la modernité slovène parmi ces milliers de Slaves assimilés de fraîche date.
Celovec est la capitale d'une région de Karntern largement allemande ? La belle affaire ! demain, plus tard la cité de Villach peut très bien prendre le relais. En passant par toutes les transitions qu'on voudra, I'avenir est à une région slovène autonome. N'en déplaise à tous les fascistes autrichiens qui, comme tous fascistes et autres nazis, n'ont de la nation qu'une conception étroitement limitée. La civilisation ne naît pas de l'imposition de la force brutale d'un peuple sur d'autres mais de l'intensité des échanges entre de nombreux peuples. Cela suppose des peuples libres et fiers de leur identité et non pas des troupeaux d'humains asservis et décervelés.
Jean-Louis Veyrac
La Lettre Ethniste n°6 paraîtra vers le 15 septembre prochain et sera consacrée à l'Allemagne, à l'Europe et aux Sorabes de Luzace.