DEBAT POUR OU CONTRE - 04

ETHNOCENTRISME

Mais l'espèce humaine n'est-elle pas par nature ethnocentriste et, de ce fait, l'ethnisme n'est-il pas condamné à dégénérer en impérialisme ?

C'est une question fondamentale. Personnellement, je pense que, quel que soit le degré d'agressivité ou d'ethnocentrisme dans l'homme, l'ethnisme a une chance car il est dans l'intérêt "égoïste" de tous les ethnocentrismes de constituer une charte du droit des ethnies, surtout à l'heure actuelle où la technologie des armements permet des destructions massives. Par ailleurs, l'homme change, et il n'est pas prouvé que son agressivité, issue de son ethnocentrisme, soit immuable, ni même innée. Il est probable que, sans disparaître, elle prendra d'autres formes.

Le schéma ethniste est simple; pourtant, bien que l'homme soit capable aujourd'hui de comprendre les théories mathématiques les plus complexes, il n'a, à ce jour, jamais reconnu le bien-fondé de réalités aussi simples que les droits des ethnies. Comment expliquez-vous cela ?

L'explication tient en un seul mot : l'ethnocentrisme. Ce qui veut dire que l'individu d'un groupe ne peut admettre l'individu d'un autre groupe.
C'est un peu comme si chaque ethnie était daltonienne et voyait une autre gamme de couleurs. Il leur serait difficile de parler couleurs entre elles.
Tout le monde étant ethnocentriste, la perception de l'autre est toujours faussée. Cela veut dire que la mémoire collective détermine chez l'individu une vision de la réalité qui le persuade, quoiqu'il arrive, de son bon droit. Chaque langue est une vision du monde contenant des données différentes, mais toujours au centre du Beau et du Bien.

Donnez-nous quelques exemples pratiques de l'ethnocentrisme ?

Chaque fois qu'un individu d'une ethnie considère les coutumes d'autres ethnies comme barbares ou sauvages, voire dégradantes, il faut preuve d'ethnocentrisme, car il pense que lui seul détient le "beau", le "vrai", le "bon". Les Papous mangent des cloportes, les Chinois les yeux des porcs; dans certaines ethnies africaines, la beauté de la femme réside dans l'importance de ses seins (elle portera l'enfant dans son dos), etc. Chaque différence culturelle alimente l'ethnocentrisme car on ne justifie  ses coutumes qu'en refusant et en ridiculisant celles des autres.

Le mécanisme de l'ethnocentrisme est simple. Est vrai ce qui est vrai pour mon ethnie. Est beau ce qui est beau pour mon ethnie. Chaque ethnie véhicule un centre du monde, avec ses règles, sa réalité, son ordre, ses buts, un ensemble de notions qu'elle va considérer comme universel. Ce qui implique nécessairement avoir raison, et contre l'autre. Mais, pour survivre, chaque groupe est obligé de composer avec d'autres, de trouver des biais pour accepter la différence des autres. L'ethnocentrisme développera alors une image acceptable de l'autre sans détruire son centre du monde.
Un autre exemple concernant la lutte d'une minorité et où l'on peut facilement prendre la mesure de l'ethnocentrisme, c'est lorsqu'on observe une même situation sous deux angles différents. A un Français du Nord, un plasticage corse paraîtra absurde, inexplicable et vain. Il ne comprendra pas la raison de cet acte et éprouvera de la colère ou de l'agacement. Par contre, un Corse jugera la situation selon que les événements lui paraîtront positifs ou négatifs pour la survie de son groupe. Ces deux points de vue différents sont tous deux ethnocentristes et ne peuvent être rapprochés qu'à partir d'une analyse non-ethnocentriste mais prenant en compte la réalité des ethnocentrismes et la nécessité de leur coexistence. C'est ce que fait l'ethnisme.

ETHNOCENTRISME NATUREL ET OMNIPRESENT

Mais, si l'ethnocentrisme est un élément naturel, faut-il le combattre ?

L'ethnocentrisme est naturel : si une ethnie ne pense pas à sa survie, qui y songera pour elle ? Le monde est une jungle où la première règle du groupe est "chacun pour soi", mais la seconde règle doit être ethniste, c'est-à-dire l'affirmation selon laquelle les limites de chaque ethnocentrisme se situent où commence l'ethnocentrisme de l'autre.

Si l'ethnocentrisme est, comme vous le dites, omniprésent, on peut supposer que l'ethnisme et toute l'ethnologie sont aussi des discours ethnocentriques.

Il est vrai que toute parole est issue d'un "centre" et que l'individu ne peut s'exprimer en dehors de ce "centre" sans être aussitôt débusqué. Mais il y a des "centres" qui ne prétendent pas au monopole.
L'ethnisme ne cherche pas à faire croire qu'il est une théorie en dehors des ethnocentrismes. Il se considère comme un effet stratégique issu des ethnies occidentales qui ont pensé qu'une situation conflictuelle et que l'absence d'une réglementation des droits des ethnies diminueraient leurs propres chances de survie. L'ethnisme ne se fait aucune illusion sur les conditions historiques et ethniques de son apparition. Il ne s'est jamais agi d'une "prise de conscience de l'autre" d'ordre mystique ou idéaliste.

ORDRE

En fait, l'ethnisme, au contraire d'un monde régi par des rapports de force et abandonné au désordre, représente pour vous un nouvel ordre ?

Toutes les formes de pouvoirs étatiques sont des systèmes clos : le féodalisme, la royauté, l'impérialisme, le communisme, la démocratie même, sont des formes d'ordre avec leurs structures, leurs échafaudages théoriques, leurs idéologies. L'ethnisme voudrait être une forme d'ordre en harmonie avec la réalité des besoins fondamentaux d'un monde pluriculturel.

Pour qu'il y ait une situation positive sur le plan international, il faudrait qu'il puisse y avoir collaboration entre ethnies, donc élimination des rapports de force. Cela n'est-il pas en contradiction avec la nature même de l'identité ethnique qui n'existe que grâce à la reconnaissance de sa différence, différence affirmée dans la compétition, donc dans les relations hiérarchisées ?

Quand vous dites que l'ethnie existe dans et par sa différence, je suis d'accord, parce qu'elle ne cherche pas l'intégration ni l'assimilation. Si vous en concluez que cette différence engendre automatiquement l'impérialisme, je ne suis pas d'accord. De même qu'il existe des règles permettant à des individus de cohabiter dans un lieu tout en préservant leur personnalité, des règles semblables doivent résoudre les problèmes entre groupes ethniques.

Mais depuis des millénaires le monde qui est le nôtre ne donne pas l'image d'une cohabitation pacifique des ethnies. Vos bonnes intentions n'y pourront rien changer.

C'est justement ce que l'ethnisme appelle "l'impérialisme" et ce contre quoi il lutte. L'ethnisme suppose la prise de conscience collective que l'amélioration du sort de tous est envisageable à travers la reconnaissance de ses propres droits dans les droits des autres. De plus, la situation démographique, la sédentarisation des cultures, les possibilités actuelles de destruction nucléaire massive rendent cette solution non seulement souhaitable mais impérative.

CROISEMENT D'ETHNIES

De tous temps, les ethnies se sont transformées, croisées. Par exemple, l'ethnie française est un croisement de Gaulois, Francs, Visigoths, etc. Ce processus ne continue-t-il pas ? N'assistons-nous pas à la formation de nouvelles ethnies - et pourquoi pas dans l'avenir d'une ethnie mondiale ?

Précisons d'abord que ce qui s'est passé autrefois ne fut pas un simple mélange harmonieux mais le résultat d'invasions, de massacres et de guerres que l'ethnisme aurait combattu. Par ailleurs, il importe d'insister sur le fait que la période des grandes émigrations sauvages semble révolue et que la situation s'est relativement stabilisée sur des territoires donnés. Cette stabilisation permet la consolidation des différences établies et non pas la formation d'une ethnie mondiale illusoire.

DEMOGRAPHIE

La courbe démographique des ethnies occidentales est en baisse. Par contre, celle des ethnies du tiers-monde est en hausse. La nature ne procèderait-elle pas ainsi à une sorte de compensation qui pourrait permettre aux ethnies les plus faibles de survivre ?

Il n'y a pas de règle générale à ce sujet. Il peut y avoir à la fois déclin numérique et déculturation : c'est le cas de nombreuses ethnies primitives vouées à une disparition prochaine. Il peut y avoir aussi expansion démographique et expansion impérialiste : c'est le cas des Turcs et des Arabes. Mais il y a aussi de nombreux cas où l'ethnie acculturée connaît une hausse démographique.

Si l'on compare la situation des ethnies européennes blanches à celles des Aborigènes d'Australie, ne peut-on pas en conclure que, grâce aux compétitions ou aux rivalités, certains groupes ethiques ont été stimulés dans leur développement alors que l'isolement nuisait à d'autres ?

Sans aucun doute. Il y a eu compétition et stimulation en Europe entre les cultures. Par exemple, la conquête de l'Abyssinie par les Italiens relevait du discours suivant : "les autres nations ont des colonies, nous n'en avons pas, il nous faut en avoir". Mais un tel constat ne change rien au schéma ethniste. On observe seulement que dans des circonstances différentes, les ethnies réagissent différemment, ce qui n'enlève rien à la valeur de leur différence; il en va de même pour les Aborigènes ou pour les Anglo-Saxons.

DANGER DU RESPECT DES DIFFERENCES

Ce qui me paraît dangereux dans les propositions de l'ethnisme, c'est qu'elles conduisent à excuser, au nom de ce droit à la différence et au nom de la non-ingérence dans la culture des autres, des situations intolérables : par exemple la prostitution enfantine, la coutume malienne de l'excision ou encore la vente des épouses dans les pays arabes, etc.

L'ethnisme est contre toutes les formes d'oppression. Oppression de classe, de sexe, de génération, et stipule que, sans qu'une culture ait le droit d'intervenir dans un problème intérieur et culturel d'une autre ethnie, tout individu, dans le cadre des droits de l'homme, peut protester et agir contre les différentes formes d'oppression de l'homme sur l'homme, mais j'ajoute que l'évaluation des coutumes à l'intérieur d'une ethnie est du ressort de cette ethnie; il ne faut surtout pas s'ériger en juge par interposition de critères.

TECHNOLOGIE

Avec l'avènement des satellites nous nous apercevons de plus en plus de la petitesse de la Terre. Vue de 30.000 km de hauteur, les frontières étatiques ou même linguistiques paraissent dérisoires et inutiles. La seule réaction possible à l'image de cette boule est qu'elle est une.

Cela est une vue idéaliste de l'esprit. Si j'étais cosmonaute et que je regardais la terre je penserais que sur cette petite boule existe la diversité et des millions de formes de vie différentes, toutes plus différentes les unes que les autres.
Et ce serait plutôt l'idée inverse (imaginer une uniformité de pensée ou de langue sur toute cette Terre) qui me rendrait triste.

Un argument contre l'ethnisme qui vient à l'esprit est celui de confronter ethnisme et progrès scientifique. Ne croyez-vous pas que les progrès scientifiques dans le domaine des communications font partie des forces unificatrices ? Le téléphone et la radio unissent les hommes et ne les séparent pas.

Ce qui différencie l'homme de l'animal est, entre autres choses, le discours articulé dont l'apparition se situe il y a plusieurs dizaines de milliers d'années. La création d'une langue s'échelonne sur dix mille ans alors que la technologie est une affaire de cent années seulement; par rapport à tout ce qui constitue l'homme, les technologies doivent être ramenées à de justes proportions. Leur réalité n'est d'ailleurs pas en contradiction avec la maintenance de l'identité. Exemple : le Japon qui, bien qu'à la tête d'une révolution technologique importante, a su garder ses traditions. Pourquoi pas les Basques ?

L'industrialisation et la technologie issues des ethnies occidentales ne se tranforment-elles pas en forces d'acculturation envers les ethnies qui n'en disposent pas ?

Toutes les ethnies n'ont pas découvert en même temps l'usage du fer, du feu et de la roue, cela ne signifie pas que ces découvertes n'ont pu être utilisées et adoptées par toutes. Donc, si les ordinateurs permettent aux ethnies en voie de développement d'avoir un outil efficace d'information, de planification, de communication, qu'elles veulent adapter à leurs besoins, pourquoi pas ?
Un autre exemple : les radios libres; la miniaturisation des capacités d'émission peut servir les minorités culturelles. La technologie en elle-même n'est pas à critiquer, c'est la façon dont elle est employée qui importe. Ainsi, la technologie pourra ou bien faciliter l'épanouissement des ethnies ou aider à leur acculturation, selon qu'elle sera imposée ou recherchée. Un autre exemple : la sécheresse en Afrique peut être combattue par la création de petites pompes à eau solaire d'un maniement compréhensible et contrôlable par les villageois eux-mêmes. Dans ce cas, la technologie est positive. Par contre, la création d'une usine pour le traitement d'eau salée peut être une structure trop rigide et nocive.

TECHNOLOGIE OPPRESSIVE

Vous n'allez pas nier la réalité oppressive de la technologie envers de nombreuses ethnies du Tiers-Monde?

La technologie ne va pas forcément à l'encontre de l'ethnisme. Elle est, il est vrai, parfois un des facteurs dont l'impérialisme se sert pour acculturer un peuple; néanmoins, je ne crois pas que les ethnies assumant un retard technologique aient une situation insurmontable à résoudre. Il leur faut, tout d'abord une volonté politique de libération et ensuite, à partir du pouvoir acquis, qu'elles obtiennent les technologies alternatives dont elles ont besoin. Il s'agit d'adapter les technologies aux nécessités de leur culture et non pas d'adapter leur culture à la technologie occidentale. Mais je n'exclus pas que cette politique de technologie alternative puisse devenir un piège : la source de cette technologie provenant des pays industrialisés, la pression dominatrice subsiste. L'argumentation du prix des matières premières, en tant que monnaie d'échange équitable de cette technologie manufacturée est donc nécessaire.
A ce propos, je crois que chaque ethnie dispose de monnaies d'échange, si elle reste maîtresse de ses choix (politiques, économique, etc), ce qui suppose l'indépendance. Je souligne donc que la technologie doit être culturellement assimilée. Dans le cas contraire, il y aura persistance du phénomène d'acculturation.

Le monde change : des découvertes scientifiques et des innovations techniques peuvent bouleverser les prévisions ethnistes, comme ce fut le cas qui facilita l'expansion de l'anglais.

Il faut éviter les analyses statiques ou les conclusions à partir de données figées dans le temps. Prenons le cas des micro-processeurs: cette discipline, en pleine évolution, aura inévitablement des répercussions sur l'évolution des rapports de force entre ethnies. Néanmoins, les bases de l'ethnisme concernent la nature profonde de l'homme tandis que l'informatique n'est qu'un outil temporaire et secondaire.

De nombreuses découvertes scientifiques et techniques sont issues des recherches entreprises pendant les guerres: ne peut-on en conclure que les pulsions agressives ont des conséquences positives ?

Voir à tout prix une relation de cause à effet entre progrès scientifique et guerre me paraît excessif. Ceci dit, il est vrai que, pendant une guerre, l'instinct de survie d'une ethnie la prédispose à chercher des solutions, mais l'ethnisme pense comme possible un monde dans lequel la pulsion de curiosité, de compétition, voire une certaine agressivité existent sans qu'il ait obligatoirement belligérance. Le progrès est possible sans impérialisme.

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