L'IDEE DE PROGRES
Que faites-vous des ethnies qui refusent le progrès technologique ou l'ignorent ? Je pense aux ethnies dites primitives.
"Progrès" : voilà bien le type-même de mot qui contient un raisonnement unilatéral. Il implique l'attachement à des notions de fabrication, de possession, de consommation d'objets mécaniques. Il serait difficile de définir la notion de progrès dans la plupart des ethnies occidentales et industrialisées sans cette notion d'industrialisation, de classement, de commercialisation et d'accumulation d'objets. Ce n'est pas le point de vue de l'ethniste qui suppose qu'il peut y avoir enrichissement, changement, création, et bien-être sans consommation d'objets. Tout peuple progresse dans sa différence et, pour certains peuples, cette différence n'implique pas l'objet manufacturé. Ceci dit, dans un monde autogestionnaire, la technologie la plus souhaitable est celle qui est à l'échelle du groupe qui s'en sert pour sa survie.
Cette réponse est insatisfaisante. Il est indiscutable que l'avance technologique de certaines ethnies, en s'accentuant, va accroître la dépendance d'autres ethnies plus faibles. Il est difficile d'imaginer les Papous ou les Lapons construisant des ordinateurs. J'en conclus que la politique ethniste sera pour ces ethnies ou bien une régression obligatoire ou bien l'acceptation de leur dépendance envers les ethnies à haute capacité technologique.
Cela est faux. La dynamique des ethnies nous montre qu'il y a de nombreux modes de développement. Rare est le repli complet basé sur le passé, ou le suicide collectif. Les ethnies savent s'adapter. En fait, il est essentiel qu'elles maîtrisent leurs choix. Lorsqu'une ethnie ne dispose d'aucune technologie alors qu'une autre est très équipée, cela veut dire simplement que l'une affirme sa différence grâce à sa technologie, partie intégrante de son patrimoine, alors que l'autre exprime son identité à partir d'autres atouts. L'erreur est de supposer que les deux ethnies doivent nécessairement avoir la même technologie et la même notion de progrès.
Dans le monde animal, il y a sur le rhinocéros un oiseau qui picore les parasites; cet oiseau n'en est rien inférieur au rhinocéros, il est différent. Les deux espèces sont complémentaires.
C'est-à-dire que vous acceptez qu'une ethnie balaie les rues de la ville, pendant qu'une autre la possède ?
Non, il ne s'agit pas de situations de coercition; l'oiseau picoreur n'est pas asservi par le rhinocéros. Je pensais plutôt à un peuple agricole par rapport à un peuple de pêcheurs.
La différence entre une situation de coercition et une situation normale est que l'une est imposée et que l'autre ne l'est pas. Si les Tahitiens se promène demi-nus dans leur île ce n'est pas la même chose que si des prisonniers sont mis nus dans un camp.
LA VIOLENCE
Vous défendez la cause des minorités en vue d'un plan de bien-être général. Il se peut néanmoins que les événements n'aillent pas dans le sens que vous souhaitez et que les théories ethnistes apportent davantage de violence et de désordre dans le bien-être.
L'ethnisme n'est pas une théorie scholastique. C'est parce qu'il y a oppression que l'ethnisme existe, et non pas le contraire. Si les Polonais, les Basques, les Afghans ou les Irlandais luttent en tant que nation, c'est qu'ils subissent la domination d'une autre ethnie et qu'ils veulent s'en libérer. C'est la situation qui les pousse à reconquérier leur identité, et non la lecture des théories ethnistes.
Et s'il n'y a pas oppression ?
Alors tant mieux; il n'y aura rien à changer. Je ne crois pas, d'ailleurs, qu'il existe un mouvement de libération à Belleville.
POURQUOI LA THEORIE ETHNISTE AUJOURD'HUI
Alors que les ethnies existent depuis des milliers d'années, la théorie ethniste ne paraît prendre forme que depuis très peu de temps. A quoi attribuez-vous cela ?
La raison en est simple. Il y a en toute ethnie un penchant expansionniste et impérialiste. C'est-à-dire que chaque fois qu'il y a Etat, celui-ci a tendance à revendiquer un territoire qui ne lui est pas ethniquement dû. D'où la nécessité pour lui de produire des théories justifiant ces annexions et le refus de celles qui les désavoueraient. Cela est vrai pour les Etats mais aussi parfois pour les individus. Nous voyons par exemple les intellectuels québecois, qui ont si clairement exprimé la réalité linguistique face à l'ethnie anglo-saxonne, la refuser aux Indiens.
Vous divisez l'histoire en deux parties. L'une, qui va jusqu'à la fin des grandes migrations où vous justifiez l'impérialisme, et l'autre, concernant la période actuelle où vous condamnez l'impérialisme. Expliquez-vous plus clairement.
L'ethnisme est toujours contre toutes les formes d'impérialisme. Il est certain qu'une analyse ethniste réalisée au moment de l'invasion de l'Europe par les Arabes aurait condamné la violence autant que, lorsqu'en 1940, les Allemands envahirent la Pologne. Quant à l'occupation des sols non-habités, l'ethnisme aurait proposé de rechercher des solutions non-violentes. D'ailleurs, il s'en présente aujourd'hui la nécessité en ce qui concerne la Sibérie et l'Australie qui sont sous-peuplées et auxquelles des nations surpeuplées doivent pouvoir accéder.
LA GAUCHE
Ne croyez-vous pas que le fond du problème soit une question de justice sociale concernant la répartition des moyens de production et que l'ethnisme ne fasse qu'en retarder l'issue ?
C'est le point de vue de la gauche cosmopolite; bien que sensible à ces thèses, je ne suis pas du tout d'accord. A gauche, on ne prend jamais en compte la force motrice des ethnies, des langues, des cultures. Ces théories sont toutes échafaudées sur la dynamique des classes et sur l'économie, comme si seule l'oppression économique faisait réagir les groupes. D'ailleurs, les intellectuels et les politiciens de gauche sont perpétuellement embarrassés pour expliquer les réactions nationales. Ils ont ainsi volontairement rejeté vers la droite des mouvements tels que celui des Bretons qui, de par les forces sociales en jeu, auraient dû se situer dans le camp de la gauche. Lorsque la gauche explique le monde, c'est comme si elle voulait remonter un moteur à six pistons en en oubliant deux; le moteur ne marche pas. La gauche ne peut expliquer comment l'ouvrier allemand vote "national-socialiste" plutôt que "socialiste". Une des raisons était qu'Hitler parlait de la nation allemande, et aussi du socialisme. Il conjuguait la réalité des classes et la réalité ethnique, discours nationaliste type auquel il ajoutera à tort le discours impérialiste et rasciste sur la supériorité des Aryens. Alors que la vision culturelle de la gauche est généralement universaliste et unificatrice.
Par contre, la vision culturelle ethniste est échafaudée sur l'axiome de la relation fondamentale langue/culture/peuple. D'où l'existence d'une réalité ethnique et culturelle différente pour chaque peuple.
Ceci dit, entre lutte des classes et lutte ethnique il y a des points de convergence. L'une comme l'autre découle du constat d'une situation d'oppression, et tend à vouloir retrouver un état de non-oppression. Mais, contrairement aux ethnistes, les partis de gauche n'ont pas étudié les réalités ethniques : lorsqu'ils parlent de régionalisme ou de décentralisation, il ne s'agit que d'un leurre électoral. Sur le fond, ils sont centralistes.
Le marxisme est une vision économiste du monde, il est donc naturel que pour la gauche le problème économique soit prépondérant.
CAPITALISME OU MARXISME ?
Est-ce que l'un des deux grands systèmes le socialisme cosmopolite et le capitalisme est plus apte que l'autre à prendre en compte la réalité ethnique et à en respecter les principes ?
Les deux systèmes peuvent être centralisateurs et n'ont pas la vocation d'accepter la pluriculturalité. Le capitalisme, parce qu'il se détermine en fonction du profit maximum, a tendance à unifier par la consommation et la production. Le marxisme, parce qu'il unifie au nom de la planification, de l'universalisme et pour résoudre les problèmes issus du capitalisme. Pourtant aucun des deux systèmes n'est en contradiction totale avec l'ethnisme. L'ethnisme est une vision du monde dans laquelle chaque culture est maîtresse et souveraine de son destin culturel. Il peut donc y avoir des régimes ethniquement cohérents de gauche comme de droite.
N'y a-t-il pas contradiction entre l'économie capitaliste qui est concentrationnaire et l'ethnisme qui fait rayonner les possibilités et décentralise le pouvoir de décision ?
L'économie capitaliste est à multiples facettes; dans certains cas l'économie de profit s'accomode des droits ethniques. Par contre, si le capitalisme se transforme en expansionnisme d'une ethnie au détriment d'une autre, il est nuisible.
OPPRESSION ETHNIQUE OU ECONOMIQUE ?
Vous soulignez continuellement la primauté du culturel sur l'économique. Je ne suis pas d'accord; un peuple peut être maître de sa langue, de ses frontières et se trouver néanmoins dans une conjoncture économique internationale à la merci de puissances multinationales qui, en faisant et défaisant les prix des matières premières à leur guise, ne lui laissent qu'une liberté illusoire. C'est le cas de certains pays africains. Ma question est : à quoi peut lui servir alors son indépendance culturelle ?
Deux remarques s'imposent :
1) Ces multinationales, tout en ayant l'apparence d'agglomérats cosmopolites sont en fait ethniquement marquées. La plupart sont anglo-saxonnes, hollandaises ou japonaises. La question ethnique n'est donc pas éliminée. Il y a simplement oppression ethnique à partir de l'arme économique.
2) Quand un peuple maîtrise sa langue et sa culture, il fait le premier pas pour diriger son économie. S'il ne possède pas cette maîtrise-là, il ne dirigera jamais son économie. Car il "n'existe" pas pour la diriger.
L'économie n'est pas une notion abstraite. Quand on parle d'entreprises, de constructions d'usines, de chômage, de marchés extérieurs, cela suppose des réalités concrètes. Lorsque la United Fruits possède 60% d'un Etat, ne croyez-vous pas que, dans la perspective d'un monde pluri-culturel, il faille d'abord combattre cette oppression économique (empêcher la fuite des capitaux, protéger les produits nationaux avec des droits de douane, etc) ? Croyez-vous possible la réalisation d'un monde ethniste dans le cadre actuel de la guerre économique que se livrent les Etats (en face desquels vos mouvement autonomistes et même les petits Etats indépendants semblent des quantités négligeables).
Il faut mener de front lutte économique et lutte culturelle. Je suis d'accord sur le fait qu'une ethnie n'est maîtresse de son destin que lorsqu'elle maîtrise non seulement sa culture mais aussi son économie. Ce que je reproche, je le répète, à l'analyse économique, c'est de ne pas prendre en compte la donnée culturelle qui est le vrai noeud du problème.
ECONOMIE DE MARCHE
En 1984 aucune ethnie ne peut se permettre de se replier sur soi. Nous sommes dans une économie de marché où la concurrence joue. Toute ethnie cherchant, au nom de sa différence, à ne pas jouer le jeu est, tôt ou tard, vouée au sous-développement.
Lorsqu'une ethnie lutte pour survivre c'est peut-être parce que cette loi du marché économique (entre les mains de quelques ethnies) est en train de l'opprimer. Par ailleurs l'ethnisme n'a jamais préconisé le repli sur soi mais l'ouverture sur l'autre. Quand Cuba ou le Guatémala ne sont que des succursales de la compagnie United Fruits, elles jouent à fond le jeu de l'économie de marché. Est-ce cela que vous considérer être libres ?
Que préconisez-vous ? Faut-il rester dans l'économie de marché ou faut-il devenir protectionniste et vivre en autarcie ?
Pour chaque ethnie la réponse est différente. Il lui faut sortir de l'économie de marché si ce marché véhicule de l'impérialisme avec pour but d'asservir l'économie. Par contre il lui faut rester dans l'économie de marché si elle y est maître de sa production et si l'ethniepeut user de ces produits comme valeur d'échange. Mais au départ je crois qu'il faut être protectionniste, c'est-à-dire réfléchir dans le souci de la survie de sa culture.
Vous dites que le fond du problème est ethnique (linguistique); pourtant en Belgique, comme en Occitanie, les crises récentes ont eu des causes économiques; la pêche en Bretagne, la viticulture en Occitanie. Si ces problèmes étaient réglés, dans le cadre d'une justice sociale, il n'y aurait pas de place pour une querelle ethnique.
C'est faux. S'il y a un problème viticole en Occitanie, c'est peut-être avant tout parce que l'Occitanie est une colonie française et que les intérêts occitans sont toujours ignorés au profit des intérêts industriels français du Nord.
J'aimerais que l'on précise ce point. Vous dites que le problème économique est secondaire par rapport au culturel. Vous dites aussi que la gauche, obnibulée par les problèmes économiques ne peut expliquer les luttes de libération nationale. Mais vous admettez que le point de départ de presque toutes les révoltes ethniques est d'ordre économique. N'est-ce pas paradoxal ?
Le point de vue de la gauche est "il faut arrêter l'oppression économique de la classe capitaliste sur la classe prolétarienne". Alors que l'ethniste dit "il faut arrêter l'oppression économique que subit telle ethnie par rapport à telle autre". Parfois, ces deux discours se rejoignent (la classe capitaliste en Algérie était l'ethnie française). Parfois ils ne se recoupent pas (la domination d'une bourgeoisie nationale en Tchécoslovaquie aurait été infiniment moins grave que l'oppression de l'ethnie tchèque par l'ethnie russe).
Pour le cas précis des économies dites en voie de développement, ne croyez-vous pas que cette supposée prédominance de la culture sur l'économie soit illusoire ?
Considérons par exemple, l'ethnie Bambara qui a connu la civilisation occidentale et n'a acquis son indépendance politique que récemment. Qu'observons-nous ?
L'ethnie, se trouvant dans une situation mondiale de libre marché, est envahie de produits de consommation (radios, réfrigérateurs, voitures, musique pop, etc) dont la possession est considérée par sa petite bourgeoise locale comme un signe de distinction et un critère de réussite. Il est clair que, pour cette ethnie, la véritable décolonisation et la libération nationale passent par la réappropriation de sa propre culture; toute autre orientation accentuerait gravement son aliénation culturelle. Ce n'est pas en copiant l'image occidentale que cette ethnie pourra assumer la pleine vitalité de son identité.
Par contre, s'il s'agit d'une ethnie minoritaire occidentale, le problème n'est plus du tout le même : le téléviseur et le réfrigérateur ne contribuent pas à l'aliénation mais participent au contraire à ses acquis culturels. Cependant, l'adoption par une ethnie du Tiers Monde, d'une technologie occidentale n'est pas à exclure lorsqu'elle peut s'intégrer à son tissu culturel.
GAUCHISME
Que pensez-vous de la position des mouvements gauchistes envers les mouvements autonomistes ? Est-elle plus positive que celle des grands partis de gauche ?
Elle baigne dans la confusion. Les gauchistes font feu de tout bois. Ils n'ont aucune base théorique et mélangent tout. Je condamne l'opportunisme des partis de gauche aussi bien que le confusionnisme gauchiste. Les gauchistes veulent amener les revendications ethnistes dans leur idéologie, fondamentalement cosmopolite. C'est contradictoire.