OCCITANIE
Revenons à l'Occitanie. Vous avez reconnu que le phénomène d'acculturation d'une ethnie par une autre passe par différents stades dont celui de l'assimilation. Ne pouvons-nous pas supposer que l'Occitanie soit à un stade avancé d'assimilation ? Et, pour certaines ethnies, dont celle-ci, ne s'agit-il pas d'une situation à la longue plus favorable qu'une guerre de libération dévastatrice pour le Pays ?
Non, pour le moment, tant que la coexistence pacifique, la situation mondiale persiste, je pense que l'Occitanie n'a pas franchi un point de non retour en matière d'assimilation. Quant à juger une telle situation positive, je m'y refuse catégoriquement, car si la disparition d'une langue est positive, pourquoi n'envisagerait-on pas celle du français au profit de l'anglais ?
Mais un Occitan en 1985 sait-il que sa culture est opprimée ? Plusieurs siècles le séparent du massacre des Cathares à Montségur et l'épisode des Albigeois n'a plus pour lui aucune signification. Ne pensez-vous pas que les moments clé de cette oppression française ne soient définitivement oubliés aujourd'hui ?
Il serait intéressant que par un sondage (ou un autre moyen d'investigation) on puisse déceler si l'onde de choc de ces deux événements a été résorbée et sinon, sous quelle forme ils sont aujourd'hui perçus par la population. Le film de Stellio Lorenzi à la télévision sur Montségur et la réaction populaire qu'il a suscitée vont à l'encontre de la thèse selon laquelle cet épisode aurait disparu de la mémoire occitane.
Selon vous, l'Occitanie serait dotée inconsciemment d'une identité nationale sur le point de s'éveiller ? Ne risque-t-on pas de voir alors s'instaurer une situation propre à engendrer une violence telle que celle qui règne en Corse ou en Pays basque ?
Aucune situation ne se répète de manière identique mais la conjoncture (existence d'une langue et d'une culture) étant semblable, on peut supposer que les mêmes causes produiront des effets similaires. Néanmoins, selon les circonstances politiques, les luttes présentent des aspects différents : ainsi le Pays basque espagnol a-t-il entrepris une lutte armée alors que la Catalogne conquiert progressivement son autonomie au moyen d'une résistance pacifique. Ici on pose des bombes, là on danse la sardane. Quant au réveil du nationalisme occitan, on ne peut présager de la forme qu'il revêtira; ce que l'on peut dire, c'est que la violence n'apparaît que si le terrain lui est propice, ce qui implique le soutien d'une population.
Une des vocations de l'Occitanie, et surtout de la Côte d'Azur, est le tourisme. Ce qui signifie l'acceptation et l'accueil de l'étranger. N'est-ce pas incompatible avec les revendications autonomistes des Occitans ?
Cette situation ne profitera réellement aux Occitans, comme aux Corses ou aux autres ethnies dont les territoires ont été transformés en parcs à touristes, que lorsqu'ils seront maîtres, c'est-à-dire lorsque l'infrastructure touristique leur appartiendra. Je suis contre un tourisme qui consiste à installer (comme à Bali, au Maroc, etc.) des hôtels, des clubs, des îlots appartenant à des étrangers et dans lesquels une riche clientèle vient s'ébattre sans le moindre souci de l'environnement. Ensuite, ces installations fonctionnent en circuit fermé et les autochtones sont exclus de telles entreprises, si ce n'est, à la rigueur, pour grossir les rangs du personnel exécutant. Il est, par ailleurs, aberrant de vouloir transformer tout un pays en zone touristique : c'est l'amputer de son agriculture, de ses possibilités industrielles, etc. Etre tributaire d'une seule activité comme le tourisme, c'est risquer la soumission à des pressions extérieures. Pour conclure, je dirais :
1) Oui au tourisme à condition qu'il soit contrôlé par les gens du pays.
2) Nécessité de diversifier la production pour ne pas dépendre de la seule activité touristique.
VIOLENCE (FRANCE)
Les actions violentes du F.L.N.C. et du F.L.B. ne nuisent-elles pas à l'épanouissement des cultures bretonne et corse? La France est un pays démocratique, pourquoi ne pas en référer à la population et faire confiance au suffrage universel ?
Aujourd'hui la Corse bénéficie d'une télévision régionale et d'un statut spécial; elle ne le doit pas à l'action de ses élus mais à la poussée autonomiste et aux plastiquages du F.L.N.C. Si la Bretagne a une charte culturelle, c'est principalement grâce à l'action du F.L.B. car le pouvoir central a cédé par peur de provoquer une situation insurectionnelle à la manière irlandaise.
Vous êtes donc convaincu que le discours autonomiste en France n'est emprunt d'aucun archaïsme, face à un monde qui se transforme sans cesse ?
Toute ethnie, à la recherche de son identité, est obligée de mener conjointement une politique de conservation de ses traditions et une politique d'ouverture, d'observation de ce qui se passe dans le monde.
Lorsque vous parlez des minorités en France, il vous arrive d'assimiler leurs luttes aux autres luttes nationales dans le monde. N'est-il pas excessif d'établir une relation entre ce qui se passe au Kurdistan ou en Amazonie et en Occitanie ou en Pays basque ?
Si l'on disserte sur les yeux, pour parler du regard, nous parlerons de l'affirmation que tous les hommes ont deux yeux. Sur le plan ethnique, l'affirmation équivalente est que tous les hommes ont une personnalité de base composée d'un acquis culturel dans lequel leur langue joue un rôle primordial et qu'il existe donc des possibilités de bien-être pour chaque être humain à même de disposer de cet acquis. Le menacer ou tenter de l'éliminer c'est l'opprimer. A partir de cela, les ethnistes affirment que, malgré des circonstances matérielles, économiques et géographiques différentes (entre, par exemple les Tchèques, les Kabyles et les Bambaras, etc.) tous ont un dénominateur commun : la nécessité de la défense de leur acquis culturel, de leur langue, de leur mode de vie. Il existe donc une réalité ethnique propre à chaque individu, qu'il soit kurde ou occitan et indispensable à son bien-être.
COSMOPOLITISME
Un fort courant intellectuel revendique un humanisme universaliste défendant le cosmopolitisme, c'est-à-dire le mélange des cultures.
Tout d'abord, une mise au point. L'ethnisme en tant que théorie se borne à signaler et décrire la réalité du rapport langue/culture/peuple. Ensuite, il souligne ce qui découle de cette réalité, à savoir, actuellement, une courbe montante des revendications ethniques (nationales) dans le monde. Si certains intellectuels refusent de voir cette réalité et croient que nous allons vers une unité mondiale, je regrette pour eux, ils se trompent. Les faits sont là : il y a davantage d'individus aujourd'hui prêts à mourir pour ne pas perdre la liberté et la "différence" de leur groupe qu'il n'y en a pour défendre l'unité des hommes ou même leur solidarité internationale de classe. Ce n'est pas l'ethnisme qui crée cet état de choses; il le constate.
Ceci dit, il y a plusieurs courants de pensée cosmopolite : il y a une gauche, une droite, et même une extrême-gauche cosmopolite. Enfin, le cosmopolitisme des scientifiques n'est pas sans effet. Tous sont convaincus que l'idée nationale est une chose périmée et nocive. Si la gauche marxiste néglige purement et simplement la dimension ethnique au profit de l'économique, la droite le fait au profit des discours impérialistes qui seuls représentent leurs intérêts. Il existe aussi une droite cosmopolite affective, l'image qu'elle se forme de la nation est celle d'un creuset détenteur du bonheur des autres. N'avez-vous jamais entendu dire sans sourciller que la France avait une destinée civilisatrice ?
Vous refusez donc tout droit de cité à la pensée universaliste et cosmopolite ?
Pas du tout. L'idéologie cosmopolite est concevable à titre individuel, comme vision idyllique d'un monde futur où tout le monde parle la même langue et baigne dans le bien-être, l'idée sous-jacente est que l'autre est comme soi, vieux fantasme dont nous avons dénoncé les dangers. Sur le plan individuel, cela peut rappeler la vie d'un aventurier dont la langue n'est pas menacée, qui sillonne le monde et se sent à l'aise partout. Mais dans les faits, quand il s'agit de populations, les cosmopolites n'existent pas. Car il n'y a pas de langue cosmopolite; il n'y a que des langues nationales, c'est-à-dire ethniques. Je note donc que lorsque le cosmopolitisme devient une politique nationale c'est l'abdication de l'identité nationale, le refus d'assumer sa différence (Etat fantoche) ou le simple camouflage d'une politique impérialiste.
Mais les Etats-Unis sont une nation cosmopolite, c'est-à-dire composée de plusieurs ethnies.
Non. Les Etats-Unis d'Amérique sont une nation dont la population comporte des représentants de nombreuses ethnies, y compris l'ethnie anglo-saxonne qui détient le pouvoir politique. Les autres ethnies sont toutes dominées à des degrés différents : les noires, hispaniques et amérindiennes figurant parmi les plus opprimées.
NOUVELLE DROITE
On ne peut aujourd'hui faire référence à l'ethnisme et aux minorités culturelles sans que l'on vous parle aussitôt de la "nouvelle droite". Pouvez-vous donner votre position ?
La "nouvelle droite" est un groupe d'intellectuels ayant ses assises à Paris et dont l'une des thèses, en 1979, fut le droit à la différence des minorités culturelles; ce qui, a priori, nous paraît positif. Ceci dit, si nous analysons leur prise de position à travers les principes de l'ethnisme, plusieurs contradictions apparaissent. Et pour commencer dans le mot même : "droite" s'opposant à "gauche" qui implique une situation économique et pas ethnique. L'ethnisme n'est ni de gauche ni de droite puisqu'il n'est pas l'apanage d'une classe sociale particulière. Dans l'oppression ethnique d'une nation sur une autre, toutes les classes et sexes peuvent être impliqués comme oppresseurs ou opprimés. Ce fut le cas de l'Algérie où la révolte ethnique réalisa l'union de toutes les classes composant la nation, y compris la petite bourgeoisie, pour lutter contre l'impérialisme.
La théorie ethniste se définit autour d'un certain nombre de droits des peuples du monde. Droits qui excluent toute hiérarchisation de leurs différences. Au contraire, le discours tenu par la "nouvelle droite" glisse toujours vers une hiérarchisation des cultures et octroie une valeur quasi mystique à la civilisation indo-européenne. En fait, cette civilisation a cessé d'exister depuis longtemps et les différences entre Grecs, Danois, Espagnols ou Russes, tous indo-européens, n'ont fait que s'accentuer : la nouvelle droite est à la recherche d'une unité perdue, supposée édenique. C'est ce discours-là qui peut être taxé de passéiste et non celui des ethnistes. Bref, en prétextant le droit à la différence, il établit un jugement de valeur glorifiant une civilisation européenne utopique, ce qui revient à tronquer la réalité au profit d'une idéologie raciste.
Mais l'attrait des thèses de la "nouvelle droite" ne risque-t-il pas d'entraîner vers elle les mouvements autonomistes?
Les mouvements autonomistes bénéficient d'assises populaires. Le risque de voir la "nouvelle droite" ou un autre mouvement à mystique raciste entraîner le mouvement ethniste est limité : tout au plus concerne-t-il une petite partie de la frange intellectuelle d'ethnistes des Etats impérialistes. La majorité des militants et sympathisants autonomistes sont de gauche puisque issus du prolétariat ou de la paysannerie pauvre; leur intérêt de classe se conjugue avec leur intérêt ethnique.
Voyez-vous d'autres contradictions ?
Oui, celle-ci : alors que la "nouvelle droite" reconnaît l'existence de différences ethniques, elle ne revendique jamais le droit pour les ethnies à se libérer. C'est comme si elle sous-entendait que le droit à la différence contenait aussi celui de l'état d'oppression. Et puis enfin, je ne comprends pas que la "nouvelle droite" française ne défende pas la culture anglo-saxonne, également issue du courant indo-européen, d'autant que c'est elle qui a permis, principalement grâce à sa technologie, à la diffusions de l'imprimerie, la grande expansion de l'Occident. L'anti-américanisme de la "nouvelle droite" est un paradoxe.
Pouvez-vous résumer votre position à l'égard de la "nouvelle droite" ?
Elle est fort simple, s'agissant des droits des minorités ethniques. Il faut placer la "nouvelle droite" devant ses contradictions, lui poser des questions claires et réclamer des réponses claires, lui demander si elle les prend en compte au point de se prononcer en faveur de leur autonomie complète (économique, politique et culturelle). En fait, je crois que la "nouvelle droite" est, sur ce sujet, dans une impasse car défendant la culture française face aux coups que lui porte la culture anglo-saxonne, elle est entraînée à réclamer le renforcement sur le territoire français de la culture française, refusant du même coup l'épanouissement des cultures minoritaires et se révélant impérialiste.
AUTRES MOUVEMENTS
Que pensez-vous des mouvements : le CIEL, le MRAP, Amnesty International, etc.?
Il faudrait considérer chacun de ces mouvements séparément. D'ores et déjà, je constate qu'il s'agit en grande partie de groupements composés d'intellectuels parisiens (à l'exception d'Amnesty International) et rattachés à des partis politiques français, gaullistes de gauche, communistes, etc. Ces organisations s'occupent plus volontiers de politique intérieure et extérieure conforme à leur parti d'obédience et donc des dissidents soviétiques ou chiliens que des Corses ou Basques. Et voyez le cas de Leonid Plioutch : les membres du CIEL qui le soutiennent vont jusqu'à oublier qu'il est ukrainien et qu'il lutte pour une cause ethniste.
POLITIQUE INTERNATIONALE
Passons à la politique internationale. Quelle est votre position par rapport à la construction de l'Europe ?
Je suis contre dans la mesure où elle ne peut aboutir qu'à une Europe des Etats ou des Multinationales et non des ethnies (des peuples). Comme le propose Guy Heyrault, il faudrait qu'elle fût le produit de celles-ci. Or les ethnies sont en tant que telles exclues du projet européen.