DEBAT POUR OU CONTRE - 13

L'EUROPE

Mais l'élection d'un Parlement européen à la proportionnelle et au suffrage universel ne sera-t-elle pas justement l'occasion pour les minorités ethniques d'affirmer leurs différences ?

Si les Etats actuels permettaient à cette élection de prendre l'allure d'une expression des régions, je crois que ce serait positif. Mais cela ne se produira pas : celle élection est le reflet des partis politiques, tous centralisateurs.

D'après vous, l'éclatement des frontières politiques (entre Etats constitués) au profit des frontières linguistiques est inéluctable ?

Oui. Sous leur forme actuelle, je suis persuadé que les Etats ne survivront pas. Il n'échapperont pas à la nécessité d'une régionalisation poussée. Je ne sais pas si cela aboutira à une fédération d'Etats nouveaux et indépendants ou aux Etats actuels accordant l'autonomie à leurs minorités. De toute façon, il est certain que les frontières vont changer. A ce sujet, je peux vous proposer une expérience : procurez-vous un atlas historique et parcourez sur deux mille ans les différentes cartes des Etats de l'Europe, voire du monde. Vous constaterez, premièrement, que depuis cent ans, la tendance à la création de nouvelles frontières coïncide de plus en plus avec les frontières linguistiques; deuxièmement, que ce phénomène est plus fréquent là où la démocratie fonctionne le mieux. La Belgique est un exemple d'actualité : son éclatement linguistique est à prévoir dans les prochaines années et cela à travers le jeu normal d'un suffrage universel.

Y a-t-il dans le monde actuel des Etats qui aient une politique internationale conforme aux revendications de l'ethnisme, c'est-à-dire respectant les frontières linguistiques ?

Non. Aucun Etat ne mène une politique extérieure conforme aux droits des ethnies. A l'extérieur comme à l'intérieur, lorsqu'il arrive qu'un Etat adopte des propositions correctes, c'est par opportunisme; si demain la France se prononçait en faveur du peuple kurde ou arménien et de leurs revendications territoriales, cette supposition serait dictée non par un principe moral de reconnaissance des droits culturels des ethnies, mais dans le jeu des rapports de force entre les grandes puissances. Ce jeu hypocrite devient clair lorsqu'un Chef d'Etat tient un discours envers un peuple et qu'il se contredit dans un autre discours adressé à un peuple différent. Néanmoins, dans ce concert, il existe des politiques plus positives que d'autres ainsi celle qualifiée d'anti-Yalta menée par le Général de Gaulle.

L'AFGHANISTAN

Quelle est votre position par rapport à l'invasion des forces soviétiques en Afghanistan ?

Je la condamne car il s'agit de l'invasion du territoire d'une ethnie par les forces d'une autre. Mais il ne faut pas croire que cette question soit si simple, car préconiser la défense de l'intégrité territoriale de l'Afghanistan est aussi une erreur. C'est un pays composé d'une mosaïque d'ethnies. Pour proposer une solution qui ne soit pas le maintien ou la création d'un impérialisme, il faut disposer d'une connaissance ethniste de la région.

Ne croyez-vous pas que les rencontres entre Chefs d'Etat qui se multiplient, préfigurent un nouvel ordre mondial dans lequel une reconnaissance du droit des peuples pourrait être la règle de conduite des grandes puissances ?

Non, je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d'exemples d'Etats ayant cessé d'opprimer par générosité ou par souci de justice. Une ethnie agit rarement contre son intérêt économique. Quelle que soit la politique adoptée par les puissances impérialistes, il s'agit toujours pour elles d'une recherche, à court ou à long terme, du maintien de leurs intérêts, voire du renforcement de leur position impérialiste.

Vous ne voyez donc pas d'autre issue que la lutte pour qu'une ethnie en état d'oppression retrouve la maîtrise de son destin ?

Oui, il n'y a que la lutte, pacifique ou armée, qui permette d'éliminer les états d'oppression, lutte précédée par la prise de conscience de la réalité ethnique (conscience nationale).

LES SUPER-PUISSANCES

D'après vous, il est donc impossible que les deux super-puissances se prononcent pour une libération des minorités, acceptent de rédiger et d'appliquer en commun une charte des droits ethniques ?

Il me semble peu convenable que les deux super-puissances trouvent un quelconque intérêt à l'application d'une telle charte. Si l'URSS ou les USA sentaient à l'intérieur de leurs proches frontières de fortes poussées autonomistes telles qu'elles risquent de destabiliser le pouvoir central, elles pourraient peut-être accorder certaines libertés mais à la condition de garder le pouvoir politique : ce ne serait qu'un pis aller.

Et le contrôle est-il possible ? Je veux dire : est-ce possible que les grandes puissances s'associent pour maintenir et accentuer le pouvoir sur les autres ethnies ?

C'est ce qui s'est produit à Yalta, et nous observons la poursuite de cette politique aujourd'hui, où grandes et moyennes puissances sont en compétition. Par exemple, la France et l'Espagne ont un problème commun : le Pays basque; la confrontation de ces deux nations joue parfois en faveur de l'ethnie basque alors que tout rapprochement est dangereux pour elle.

S'il y avait rupture d'équilibre entre les deux blocs et que nous assistions à un conflit URRSS-USA, les chances de voir un monde pluriculturel ethniste ne disparaîtraient-elles pas à tout jamais ?

Il est peu probable que cet équilibre cesse actuellement, un tel conflit risquant d'être le dernier. Les dirigeants politiques ne sont pas suicidaires. Et si, à travers une série de circonstances, l'engrenage devenait fatidique, il s'agirait surtout de la destruction de deux super-puissances industrielles, de deux ethnies (la russe et l'anglo-saxonne), avec peut-être leurs alliés respectifs. Imaginons cinq cent millions de morts : un dizième de la population terrestre. Rien n'empêcherait alors les ethnies du tiers-monde qui auraient survécu à une telle catastrophe de réaliser une charte plur-culturelle. Cependant, l'apparition dans le tiers-monde de nouvelles puissances, perpétuant l'impérialisme, n'est pas à exclure non plus. Bref, nous sommes en pleine fiction.

GUERRE ETHNIQUE NUCLEAIRE

Dans la mesure où vous admettez qu'une ethnie puisse prendre les armes contre une autre lors d'une guerre de libération nationale, guerre juste selon vous, que se passe-t-il si l'ethnie en question est dotée d'une puissance nucléaire ?

S'il s'agit d'un mouvement de libération nationale, elle ne peut avoir un armement aussi sophistiqué car cela nécessite un territoire autonome et une infrastructure dont elle ne dispose pas. Par contre, s'il s'agit de deux Etats indépendants en conflit à propos d'un territoire que l'un possède et que l'autre revendique, l'ethnisme condamne tout usage de la violence et propose l'autodétermination des populations. Actuellement, tous les Etats possédant l'arme nucléaire sont impérialistes.

NORD-SUD

Les statistiques indiquent que l'écart des revenus entre pays riches et pays sous-développés, Nord/Sud s'accroît. Ce problème est d'ordre économique. Les solutions à chercher sont donc d'odre économique et social. Croyez-vous que le moment soit bien choisi pour diviser le tiers-monde en ethnies, à partir de frontières linguistiques ?

Première remarque : quand on parle de l'écart Nord/Sud, on ne fait pas allusion à l'écart entre riches et pauvres à l'intérieur de ces mêmes pays; c'est l'ensemble des pays sous-développés, avec leurs riches et leurs pauvres, que l'on compare à l'ensemble des pays industrialisés. La solution, pour un pays comme l'Ouganda ne passe pas obligatoirement par la prise du pouvoir par son prolétariat car cela ne changerait pas grand chose au niveau de vie général de l'Ouganda, ni à fortiori ne modifierait en quoi que ce soit le fameux écart Nord/Sud. Le problème est dans la néo-colonisation qui reste un problème d'oppression ethnique -mais à cette remarque, il faut en ajouter une autre. Dans ces pays dits en voie de développement, il y a des impérialismes ethniques intérieurs. Souvent même, ces dominations entre ethnies sont plus fortes et plus présentes qu'entre ethnies blanches et africaines. La solution, pour l'Afrique est donc avant tout le redécoupage des frontières et la redistribution des responsabilités à partir de zones linguistiques.

Si cet écart entre pays riches et pays pauvres augmente, peut-être s'agit-il de l'accentuation de différences ethniques ?

La misère d'un peuple ne peut marquer sa différence. La notion de diversification que défend l'ethnisme ne fonctionne que dans les conditions optimales où les peuples ont les moyens de rechercher leur bien-être. La douleur, la famine et l'auto-destruction ne sont pas des formes de recherche de bien-être, donc ne sont pas des formes de différenciation. D'autant plus si la misère est imposée de l'extérieur.

GUERRE NORD/SUD

Une guerre entre pays industrialisés et pays sous-développés est-elle concevable et, si oui, qu'en résulterait-il sur le plan ethnique ?

Elle est inconcevable car il y a une trop grande disproportion entre les moyens militaires des uns et des autres. Par contre, ce qui est probable, c'est que les conflits de type libération nationale ou terrorisme gagnent tout le continent africain et sud-américain.

O.N.U.  U.N.E.S.C.O.

Que pensez-vous des possibilités offertes par des organisations telles que l'ONU et l'UNESCO pour faire avancer la cause ethniste ?

Bien que tout ne soit pas négatif au niveau des actions entreprises pour l'épanouissement des ethnies, je suis pessimiste car ces organisations sont les porte-parole des Etats et non des peuples. Quelle que soit la bonne volonté de leurs membres, ces organisations sont les instruments de politiques d'Etats. De toute façon, leur intervention est le plus souvent très limitée et sans effet à long terme; dès que ces organisations, par le jeu de la majorité, prennent des mesures positives, les Etats impérialistes dont les intérêts sont menacés, font tout pour leur enlever tout pouvoir réel.

LA FRANCE EN AFRIQUE

Survolons quelques points chauds de la planète : pouvez-vous dire quelle politique extérieure devrait mener la France en Afrique ?

La politique coloniale qui traçait des frontières artificielles pour pouvoir manipuler, à l'intérieur de ces frontières, les différentes ethnies, les dresser les unes contre les autres, et dans laquelle l'Angleterre et la France ont excellé, n'est aujourd'hui ni admissible ni même rentable. Car les ethnies africaines se rendent compte du jeu hypocrite et intéressé d'une telle attitude qui finit par se retourner contre l'Etat qui l'emploie. Il faut donc que la France décrète officiellement une politique favorable aux peuples, aux cultures et non une politique visant à maintenir ou créer des Etats artificiels.

Pouvez-vous nous donner un exemple illustrant cette politique ?

Prenons les discours officiels qui font toujours référence à l'intégrité territoriale des Etats. De tels discours rencontrent l'hostilité des autres ethnies qui en constituent la population. Ce n'est pas le cas du Tchad où la France, en soutenant unilatéralement le gouvernement du Nord, a suscité l'opposition à sa politique de toutes les ethnies du Sud. La situation lui aurait été plus favorable si son discours avait préconisé, quoi qu'il en soit, l'auto-détermination des populations. Notons au passage que les officiels soviétiques et lybiens ont l'habileté d'adresser souvent leur discours aux peuples et non aux Etats.

L'AFRIQUE

Selon des linguistes, l'Afrique centrale est habitée par des populations parlant plus de deux mille langues, dont souvent le nombre de locuteurs ne dépasse pas dix mille. Ne croyez-vous pas qu'il soit dans l'intérêt de ces populations, confrontées à un univers économique aux rapports de force très éprouvants de chercher l'union plutôt que des indépendances qui les fragiliseraient ?

Non, car cette union serait artificielle, elle constituerait un impérialisme déguisé d'une ou plusieurs de ces ethnies sur les autres. Ceci dit, rien n'empêche la réalisation d'accords de coopération dans le cadre de la défense d'intérêts communs, fondés sur la reconnaissance de l'indépendance de chacun c'est-à-dire un fédéralisme très ouvert.
De plus, il n'y a pas deux mille langues en Afrique mais tout au plus une centaine;  ensuite, il faut comprendre que cette union serait artificielle, constituerait un impérialisme.

MOYEN-ORIENT

Quittons l'Afrique pour le Moyen-Orient. Quelle est la position ethniste par rapport au conflit judéo-palestinien ?

En ce qui concerne le Moyen-Orient, elle est pro-sioniste; c'est-à-dire qu'elle croit à la nécessité d'un Etat juif sur un territoire hébreux permettant à la culture hébraïque de s'épanouir. Elle reconnaît cependant que, sur le plan des revendications ethnistes, le cas d'Israël est exceptionnel. C'est une ethnie qui a survécu après avoir perdu son territoire et qui, grâce à sa religion, ciment de son identité, réclame et obtient son territoire, dans lequel sa propre langue est en vigueur.

Mais que faites-vous du peuple palestinien ?

Sur le plan de l'ethnisme, si l'on définit l'ethnie comme un groupe humain jouissant d'une langue distincte, il n'existe pas de peuple palestinien : c'est une partie du peuple arabe vivant dans une région appelée "Palestine". Il n'existe en effet aucune langue "palestinienne". La véritable question est la suivante : la Palestine, c'est-à-dire aujourd'hui l'Etat d'Israël, est-elle arabe ou juive, et non palestinienne ou juive. Les Palestiniens pourraient donc réintégrer les pays arabes qui ne manquent pas de territoires car entre deux peuples celui qui n'a pas de territoire est prioritaire. Je reconnais qu'il s'agit d'une problème douloureux, mais cette solution me paraît souhaitable. Il suffit de penser aux milliers de rapatriés d'Afrique du Nord et aux six mille Portugais de retour d'Angola pour savoir que ce genre de problème est particulièrement délicat mais tout à fait réalisable.

Sur quels critères traceriez-vous les frontières de ce nouvel Etat d'Israël puisque vous avez soutenu que l'argument historique cache souvent des visées impérialistes ?

Non, je dis que l'argument historique peut être travesti et utilisé à des fins impérialistes. Mais lorsqu'il met en évidence le fait incontesté qu'un peuple vit ou a vécu sur un territoire, il ne contredit nullement l'ethnisme. (Les Québecois français ont vécu au Québec, ce qui leur donnne le droit ethnique d'y rester et d'être maîtres de leur destin); le fait historique conforte la thèse ethniste. Quant à la délimitation géographique de l'Etat israëlien, elle devrait être proportionnelle au nombre de ressortissants de ce peuple et être l'objet d'une négociation avec la population arabe présente sur ces terres. Il existe aujourd'hui quinze millions de Juifs dans le monde, dont seulement trois millions cinq cent mille vivent en Israël.

ISRAEL ET JUDAISME

A ce propos, que dites-vous de l'identité du Juif à l'extérieur d'Israël ?

Il y a trois attitudes possibles pour un Juif vivant à l'extérieur d'Israël. La première, c'est le "retour" à Israël, le désir de faire "un" avec le territoire juif. La seconde, c'est la recherche d'une assimilation à sa patrie d'adoption : dans ce cas, il refuse ses liens avec l'identité juive et accentue tout ce qui l'intègre à sa patrie d'élection. La troisième c'est de vouloir maintenir son identité juive tout en gardant l'identité du pays d'adoption; c'est celle qui crée souvent des problèmes. Le Juif vivant en Israël n'a pas de problème d'identité : il est juif sur un territoire juif. Par contre, ces trois attitudes possibles, hors d'Israël, ont des résultats différents sur la politique extérieure du pays d'adoption (sur les questions du Moyen-Orient principalement). La plus délicate des trois positions est celle du sionisme diasporique impliquant à la fois la volonté de retour en Israël, la défense d'Israël et le maintien d'un pouvoir juif dans le monde. C'est-à-dire qu'elle vise à ce que la communauté juive use de son pouvoir civique dans le pays d'adoption pour aider l'Etat d'Israël. C'est une attitude naturelle que l'on retrouve chez toutes les communautés d'ethnies exilées : voir le cas des Irlandais ou Polonais mais pour eux comme pour les Juifs, il y a risque de rejet par la population locale.

-> chapitre suivant