IMMIGRATION
Un petit retour en arrière. Au début de cet entretien vous souteniez que les grands courants d'émigration avaient relativement cessé depuis cent ans. Cela ne me semble pas juste. En Europe, on assiste au phénomène des travailleurs immigrés maghrébins, en Afrique du Sud à celui des transferts de populations noires et blanches (exode de la Rodhésie). Les chiffres parlent d'eux-mêmes : quatre cent mille Turcs en Allemagne, deux millions de travailleurs étrangers en France, et aux USA, malgré les efforts du gouvernement, les Espagnols et Mexicains sont en voie de reconquérir toute une partie du sud du pays. Ces transformations n'entraînent-elles pas des changements au niveau des frontières linguistiques ?
D'abord, je note que les grands mouvements de populations qui ont eu lieu depuis cent ans ne sont pas des migrations naturelles ou des invasions mais sont issus de décisions politiques, telles que le retour des Pieds-Noirs, celui des Néerlandais d'Indonésie, le transfert de populations turque et grecque en Turquie, l'arrivée massive des Juifs en Israël. J'observe aussi que la plupart de ces transferts vont dans le sens de l'ethnisme : on effectue des retours ou des réappropriations de territoires, en prenant en compte les zones linguistiques.
Ceci dit, l'ethnisme n'a jamais affirmé que les frontières linguistiques devaient être immuables ni qu'il n'y aurait jamais de situations ethniques nouvelles résultant des émigrations. Chaque cas nécessite une analyse particulière. La situation est entièrement différente selon qu'il s'agit de travailleurs provisoires ou d'émigration à titre définitif. Et cela varie aussi en fonction du pays d'accueil. Il est difficile d'imaginer l'Angleterre accorder une autonomie (économique, culturelle ou politique) aux Noirs de Trinidad qu'elle abrite ou accueille.
Par contre, cette même situation en Australie ou en Sibérie (terres vierges) serait envisageable. Quoi qu'il en soit, la législation doit reconnaître, à titre individuel et au groupe, les droits culturels tels que l'enseignement de la langue, et cela où que soit le groupe émigré. Telle est la position défendue par l'ethnisme.
Ensuite, en considérant comme prioritaires les droits de l'autochtone, il importe d'entreprendre des négociations avec le groupe. C'est le cas du Québec vis-à-vis des Inuits. Ces derniers ne peuvent revendiquer un territoire sous-peuplé; ils doivent cependant bénéficier d'une option prioritaire sur les richesses du pays et, ce qui n'est pas le cas actuellement, ils doivent être maîtres de leur destin, décider par eux-mêmes de leur organisation sociale.
DEMOGRAPHIE
A propos de ces transferts de populations, c'est le colonialisme qui contraint des membres de pays sous-developpés à émigrer pour survivre en cherchant du travail dans les pays occidentaux. Mais n'y a-t-il pas là, indirectement, quelque élément positif pour les deux populations ?
Quitter son pays parce qu'on n'y trouve pas de travail ne présente rien de positif. Ce n'est que le résultat d'une situation d'oppression. Emigrer n'est pas un acte auquel on se résoud de plein gré ni sans traumatisme mais cette situation peut avoir des conséquences intéressantes lorsque, par exemple, de retour au pays, les travailleurs y rapportent des technologies, des connaissances ou des idées nouvelles.
Ceci dit, l'ethnisme reste persuadé qu'une telle évolution pourrait découler d'échanges inter-culturels en dehors de toute forme de coercition.
DIASPORAS
Ne croyez-vous pas que ces courants migratoires renforcent l'ethnie-mère ? C'est-à-dire que les colonies chinoises en Malaisie et à San Francisco renforcent l'ethnie chinoise en Chine, et que les Irlandais d'Amérique, bien qu'ayant quitté leur patrie à cause de l'oppression britannique ou de la famine, renforcent aujourd'hui la puissance de l'ethnie irlandaise dans le monde.
C'est probable, et cela souligne le dynamisme de l'ethnie à survivre à l'extérieur. Je suis persuadé que les Chinois de San Francisco sont plus proches, sur tous les plans, des Chinois que des Anglo-Saxons.
Les statistiques prévoient, pour un avenir proche, des courbes démographiques de population très inégales entre les pays du tiers-monde et les pays occidentaux. On observe une stagnation de certaines populations blanches et une croissance des populations jaunes et noires. Les frontières établies par l'ethnisme ne risquent-elles pas de devenir rapidement périmées ?
Pour l'ethnisme il n'existe pas de situation immuable concernant les frontières linguistiques. Pour le moment, il s'intéresse aux droits des ethnies vivant sur un territoire : lorsqu'elles n'y disposent pas de la maîtrise de leur destin, il leur propose un programme pour la conquérir. Si, plus tard, d'autres problèmes surgissent à cause de la démographie (ralentie chez les uns et galopante chez les autres), l'ethnisme les analysera sur la base du respect de ces populations. Il n'y a pas de contradiction fondamentale.
Est-ce que l'ethnisme prévoit comme seule solution le regroupement des ethnies sur leur territoire d'origine ? Ne peut-il admettre la situation d'une ethnie vivant sur plusieurs territoires ?
D'abord, je crois que toutes les diasporas devraient bénéficier d'une charte culturelle sur les territoires où elles sont implantées. Ensuite, cela dépend de chaque cas. On ne peut imaginer d'expédier tous les Anglais d'Amérique au Royaume Uni, mais il serait envisageable de le faire pour la communauté turque de Bulgarie en Turquie, car elle subit une oppression culturelle.
METISSAGE
Il y a de plus en plus de métis, c'est-à-dire d'individus nés de parents d'ethnies différentes. Leur nombre croissant ne contredit-il pas le schéma ethniste et ne va-t-il pas dans le sens de l'universalisme ?
Naître aux Etats-Unis d'un père japonais et d'une mère italienne n'implique pas que l'individu en question se caractérise par l'absence d'ethnie, car celle-ci, concernant la langue, il n'existe pas d'être humain qui en soit dépourvu. Il est simplement confronté à un choix, entre l'assimilation au pays où il vit, et l'adhésion à l'une des deux ethnies parentales, selon qu'il se sentira plus proche de sa mère ou de son père. New-York, bien qu'habitée par un grand pourcentage de "déracinés" n'est pas une ville sans clivage ethnique. En Amérique du Sud, où le métissage fut très répandu, il se dessine actuellement un mouvement qui divise les métis et reconstitue les séparations ethniques.
Ces clivages ne se constituent-ils pas davantage sur des critères de classes (riches et pauvres) que sur des critères linguistiques ?
Les deux plans se juxtaposent; c'est en même temps un climat ethno-raciste et de classe, les pauvres étant les plus noirs et les riches les plus blancs, chacun étant issu de cultures différentes. L'ethnisme prétend que l'état de domination dans lequel se trouve l'ethnie, détermine souvent l'état de richesse de ses ressortissants et non pas l'inverse.
Si dans un même pays il y a un grand nombre de métis, ne se forme-t-il pas une nouvelle ethnie ?
La création d'une nouvelle langue et culture est un phénomène rare mais lorsqu'il se produit, la population en question a le droit de définir sa propre culture au même titre que n'importe quelle autre ethnie. Le seul exemple contemporain serait le créole et il y aurait là matière à contestation.
CREATION ET AVANT-GARDE
Vous êtes artiste-peintre. J'aimerais vous poser des questions sur l'acte créatif et la culture. Pour commencer, quelle est la relation entre l'avant-garde et l'ethnisme ? Ne croyez-vous pas que les mouvements dits d'avant-garde dans le monde soient cosmopolites ?
J'ai écrit dernièrement que la prochaine révolution en art serait l'ethnisme. C'est-à-dire que dans les dix prochaines années, les artistes ne se battront plus pour pénétrer dans une histoire de l'art unidirectionnelle dans laquelle Duchamp triomphe de Matisse et Matisse de Kandinsky, mais une histoire de l'art multidirectionnelle. La créativité de l'artiste sera non seulement l'affirmation de sa singularité mais aussi la volonté d'approfondir son identité ethnique. Pour donner un exemple, un artiste noir ne cherchera pas à imposer une personnalité à l'occidentale mais être original à partir de sa négritude, de son ethnie. Dans ce type de relations entre l'individu et la culture d'avant-garde, une conscience pluri-culturelle est apparue lorsqu'après la révolution du "ready-made" de Duchamp, la peinture s'est libérée de son champ spécifique (couleur, châssis, etc.) et a accepté l'idée même de totalité. Elle s'est ouverte avec le "tout est possible" à la pluri-culturalité. J'entends par là que la situation post-Duchamp accepte davantage un monde pluri-culturel que la situation post-Manet par exemple.
Selon vous, la culture d'avant-garde deviendrait alors pluri-culturelle ?
Actuellement, la situation mondiale de l'art moderne est le reflet des rapports de force entre nations et ethnies. Quatre ou cinq ethnies se partagent le marché artistique dit d'avant-garde, réduisant les créateurs des autres ethnies ou bien à être des produits folkloriques inintéressants ou bien à être intégrés dans le champ unidirectionnel Matisse-Duchamp-Malévitch. Un exemple frappant : au Canada, où le marché de l'art refuse de reconnaître les sculpeurs Inuits comme d'avant-garde, bien que leurs recherches formelles soient particulièrement novatrices.
ARGENT
N'y a-t-il pas depuis 50 ans la création d'une culture de l'argent et du profit qui gomme par sa réalité les autres valeurs culturelles ? Je m'explique : l'importance du profit n'est-elle pas devenue une valeur culturelle prédominante propre à beaucoup d'ethnies ?
On retrouve en effet dans beaucoup d'ethnies, de familles linguistiques différentes, l'attrait du gain (d'argent). Je ne crois pas que cela constitue une nouvelle culture mais un phénomène sociologique que les ethnies incorporent et assimilent dans leur culture.
STYLE DES PEUPLES
Lorsqu'on parle de création, on parle d'apports individuels de personnalités originales. Ne peut-on pas le dire à propos des peuples ?
Sans le style, c'est-à-dire sans la personnalité des peuples, il n'y a pas de style individuel. Aucune création n'est spontanée; on ne crée pas à partir de rien. Le style d'un peuple, c'est sa manière de se répéter sur le plan culturel. Cette répétition a pour but d'affirmer, de souligner et de garder en mémoire la différence. Elle passe par la langue, la musique, les formes (architecturales, etc.), la cuisine, ainsi que la peinture. Quand le peuple catalan danse la sardane interdite par Franco, c'est son "style" qu'il défend. Quand Nîmes vibre dans ses arènes pour l'art tauromachique, c'est également un peuple qui souligne sa différence. En musique, on admet très vite l'évidence : chaque peuple a ses rythmes et son tempo. En peinture, c'est plus difficile a appréhender car l'avant-garde (objet de consommation des riches) baigne dans le cosmopolitisme. Néanmoins, même dans une telle situation, les différences que l'on observe entre artistes portent la marque des identités culturelles. Ainsi, Tapiès et Miro, qui pendant longtemps ont fait figure de représentants d'une Ecole de Paris, revendiquent aujourd'hui leur identité catalane.
Que se passe-t-il si un artiste n'a pas les moyens de communiquer sa culture sur son territoire ?
Il s'expatrie ou il lutte. Imaginons un chanteur breton ou basque qui ait du talent et à qui l'on refuse l'accès des media. Ce créateur sera alors en proie à une rancur justifiée qui débouchera peut-être sur la violence. C'est à partir de cette situation que l'on peut considérer comme acte artistique celui de faire sauter une station émettrice de télévision.
L'art est en rapport direct avec les individus, c'est une sorte de fête. La fête n'est-elle pas un élément universel ?
La fête corse n'est pas la fête catalane ou bantoue; il serait dérisoire d'imaginer une fête universelle, la même pour tous. Organisons un "festival de fêtes", et nous constaterons qu'il s'agira d'un festival des différences, et non l'uniformisation. La fête de l'autre ne peut être acceptée que si elle ne bafoue pas l'orgueil de celui qui accueille; elle ne saurait être imposée.
PEINTURE ET ETHNISME
Vous affirmez qu'en peinture il existe une modernité française, une modernité catalane, une modernité occitane, une modernité kurde, bretonne, etc., dans quels lieux pouvons-nous les voir ?
La situation de rapports de force de l'art mondial actuel n'accepte pas la modernité kurde, la notion de modernité a été structurée de telle façon qu'elle élimine toute modernité des peuples dominés en dévalorisant leurs uvres qu'elle classe dans la catégorie de l'art dit primitif. Ce qui est injuste car je ne vois pas pourquoi un Français travaillant en 1985 ferait de l'avant-garde alors qu'un Meo ou un Kurde travaillant la même année ferait de l'art primitif. Bref, le domaine de l'art moderne reflète la situation mondiale des rapports de force entre ethnies.
CIRCULATION DE L'INFORMATION
Il n'y a pas de création sans communication, c'est-à-dire sans information. Quel jugement portez-vous sur la circulation de l'information ?
L'information est presque toujours aux mains du pouvoir. Or, tous les pouvoirs étant centralisateurs, ethnocentriques, aucun d'eux n'est prêt à donner la parole aux ethnies minoritaires. Mais ce refus prend des formes différentes d'un pays à l'autre. En URSS, c'est la censure; en France et aux USA, malgré l'apparente liberté d'expression, les media sont sévèrement contrôlés. Même lorsque les minorités veulent prendre en charge la diffusion de leur information, sans utiliser le service public auquel elles ont pourtant droit, il s'avère que les circuits de distribution et les moyens d'une diffusion efficace leur échappent.
Par ailleurs, la situation française est telle que le pouvoir n'a jamais clairement et publiquement annoncé ses options anti-minoritaires (pour des raisons électorales), c'est-à-dire qu'ils dissimule sciemment au public sa politique de liquidation des cultures minoritaires sur son territoire.
DESINFORMATION
Avec les progrès de la micro-technologie nous allons vers l'ère de la communication facile. Il va donc y avoir démocratisation des moyens de communication. Beaucoup plus va être dit et tout le monde pourra le dire. N'est-ce pas positif pour les ethnies ?
C'est juste mais il ne faut pas se faire trop d'illusions. On peut avoir une surcharge d'information et néanmoins baigner dans la désinformation. Il n'y a nulle part aujourd'hui d'information objective. Tous les Etats sans exception manipulent l'information dans le contexte de leur ethno-centrisme.
Il y a donc désinformation.
Désinformation scientifique et universitaire : envers certains mots clefs, pour lesquels on évite toute définition ou recherche de définition; ainsi les mots "peuple", "culture" dont on ignore toujours la véritable signification que la pratique et les attitudes réelles contredisent.
Désinformation concernant la véritable situation de l'économie mondiale : il n'est pas dit que vingt pays occidentaux font consciemment tout ce qui est en leur pouvoir pour affamer le tiers-monde, en abreuvant l'opinion publique d'un discours dans lequel ils font croire le contraire; désinformation complète sur le pouvoir des 200 multinationales mondiales appuyées par leurs Etats respectifs qui agissent à leur guise pour faire la pluie et le beau temps dans le tiers-monde.
Désinformation sur le débat du racisme : les media évitent de poser le véritable problème; quant aux politiciens, ils confondent sciemment les notions de droit à l'intégration avec droit à la différence, dans le seul souci de ne pas perdre des électeurs.
Désinformation en politique extérieure où chaque Etat use de ses media comme d'un ministère de la propagande. Ainsi pour les Etats du Pacte de Varsovie, le belligérant c'est l'OTAN et vice-versa pour les pays de l'OTAN.
Ne croyez-vous pas que l'avènement d'un gouvernement socialiste en France ait changé cet état de faits ?
Non, car la dynamique ethnocentriste française est plus forte que tout esprit de conciliation et d'ouverture aux autres cultures; elle balaie toute volonté de décentralisation culturelle.
Mais le projet de régionalisation et de décentralisation ne permettra-t-il pas de libérer les minorités du carcan centralisateur ?
A peine. Seule une régionalisation qui prendrait en compte leur frontières linguistiques aurait une chance de réaliser un changement positif. Tout autre projet n'est que poudre aux yeux, démagogie électorale et poursuite de l'exportation des Produits Parisiens.