Les idéologies n'expriment pas seulement les conditions de vie, les intérêts et la mentalité d'une classe, mais aussi les conditions de vie, les intérêts, et la mentalité d'une nation à un certain moment de son histoire. Les idéologies sont des instruments plus ou moins précis, plus ou moins appropriés, dont se servent les nations au cours des luttes avec les autres nations.
De ce point de vue, on peut distinguer trois séries d'idéologies: impérialistes, cosmopolites, internationalistes.
Ces idéologies sont ambivalentes au point de vue national, et peuvent jouer un rôle négatif (agressif ou défaitiste) ou au contraire un rôle positif (pacifiste ou libérateur), que ce soit au sein de peuples indépendants ou de peuples opprimés.
Au nom du christianisme ou de l'Islam, on peut refuser de participer à une guerre d'agression par objection de conscience, protester contre les persécutions raciales, se soulever contre une nation oppressive (et incroyante), mais on peut tout aussi bien justifier toute oppression nationale au nom de l'obéissance due aux pouvoirs établis, prêcher l'invasion en tant que croisade, que guerre sainte contre les infidèles, envoyer partout des missionnaires qui sont en même temps les meilleurs auxiliaires des colons et des soldats impérialistes. C'est pour leur " révéler la vraie foi " que les conquistadors espagnols ont massacré, pillé, esclavagisé les Amérindiens. C'est pour imposer la " loi du Prophète " que les Arabes ont conquis et mis sous le joug de nombreuses nations d'Asie, d'Afrique et des Balkans. C'est pour anéantir "l'hérésie" que les Français papistes ont conquis l'Occitanie, brûlé ses villes et leurs habitants, tué sa civilisation.
Les "hérésies" et les schismes, interprétations différentes de principes généraux, sont le plus souvent l'expression déguisée de faits ethniques; ainsi, par exemple, le chiisme persan, le catharisme occitan, le monophysisme copte.
Le libéralisme peut signifier la liberté pour toutes les nations, mais aussi la prétendue liberté économique, la liberté de la concurrence, le marché commun, c'est-à-dire la liberté pour la nation économiquement la plus forte d'exploiter les autres nations. Comme toutes les idéologies cosmopolites, le libéralisme prétend s'identifier à la civilisation universelle. Expression surtout des peuples de langue anglaise (et aussi des Français, des Néerlandais, etc.), il sert principalement de nuage de fumée cachant l'exploitation d'une grande partie du globe par les trusts anglo-américains (et français). C'est pour faire bénéficier tous les peuples de ses bienfaits que l'on maintient une partie de l'humanité dans la famine, que l'on fait des expéditions à Saint Domingue et à Suez, voire que l'on brandit les armes atomiques, lorsqu'ils prétendent les refuser.
Le démocratisme, pris comme un dogme, est tout aussi dangereux dans les questions nationales que dans les questions sociales. Il repose sur l'illusion d'une liberté abstraite dont jouirait "l'esprit", alors qu'il y a en fait des hommes, totalités concrètes ayant des besoins propres et soumis à des influences extérieures. Il se trouve que les hommes ne naissent pas libres mais esclaves (physiologiquement et socialement esclaves), et qu'il s'agit précisément de les aider à se libérer. De même que les ouvriers peuvent avoir conscience de leur situation et de leurs aspirations, ou bien avoir une conscience étrangère à leur classe et imposée par la classe dominante, de même les membres d'une nation peuvent avoir une conscience nationale ou une conscience étrangère imposée par la nation dominante.
La soi-disant volonté populaire est ainsi le produit des rapports de force existants, un compromis à doses variables entre tendances réelles et pressions extérieures, et n'exprime souvent qu'une gigantesque mystification. Le démocratisme est donc faux dans les cas d'assimilation, et à plus forte raison n'a-t-il aucun sens dans les cas de substitution de population si ce n'est d'entériner des situations de force: que pourrait signifier d'autre un référendum en Ionie après l'expulsion en 1923, des Grecs par les Turcs, ou encore un référendum actuellement en Basse-Silésie et dans les Sudètes après que les Allemands (qui étaient les seuls habitants du pays depuis cinq cents ans) en aient été expulsés par les Polonais et les Tchécoslovaques ? La démocratie, en ce qui concerne la question nationale n'est pas un principe valable mais un moyen plus ou moins utilisable selon les pays et les époques en vue d'imposer les justes solutions internationalistes.
Le pacifisme, s'il ne tient pas compte de la réalité que sont les impérialismes, peut condamner à la fois conquérants et résistants, et servir de caution morale à la passivité devant l'oppression
Le fédéralisme qui tend à diluer, à noyer le fait national parmi toutes sortes d'autres communautés infra et supra nationales (en réalité secondaires), peut servir à justifier les revendications d'autonomie d'une nation annexée, première étape vers l'indépendance, mais il peut servir aussi à masquer la véritable nature du problème, sa nature nationale, à empêcher la séparation, l'indépendance complète de la nation, enfin à camoufler les tentatives d'annexion. Le fédéralisme " petit-européen ", la " supranationalité " est depuis quelques années le principal camouflage de deux impérialismes bourgeois conjugués, l'impérialisme anglo-américain et l'impérialisme allemand.
L'anarchisme, aux courants très divers et souvent confus, ressortit partiellement de la critique du libéralisme, du fédéralisme, du pacifisme naïf, et partiellement de la critique du marxisme. Animateurs du mouvement national en Géorgie, en Macédoine bulgare, plutôt sympathisants du mouvement national catalan, mais ignorant un problème tel que l'union des peuples de langue espagnole, les anarchistes ont aidé les bolcheviks à écraser l'Ukraine indépendante.
Le marxisme enfin est la plus puissante doctrine de lutte contre les impérialismes bourgeois, mais il peut aussi amener à sacrifier ces luttes à ce qu'on croit être l'intérêt d'un " prolétariat mondial ", et d'autre part, servir d'instrument et de justification aux impérialismes socialistes.
Tout grand savant, théoricien ou découvreur, a tendance à exagérer l'importance de sa découverte, à négliger les autres aspects de la réalité et dans la mesure où il s'occupe de ceux-ci à les sous-estimer et à les considérer arbitrairement comme des dérivés du domaine dont il est le spécialiste. Marx n'a pas échappe à cette règle. Si dans son domaine, les problèmes de classes, sont apparus certains modes d'évolution qu'il n'avait pas exactement prévus (ce qu'on ne saurait lui reprocher), il a également refusé de voir l'importance des problèmes autres que de classes, et ses disciples ont voulu faire de ceux-ci de simples dérivés des questions de classes. Marx et ses disciples ont ainsi traité les problèmes ethniques et les problèmes sexuels familiaux.
Il est visible que Marx partageant l'économisme exclusif du capitalisme régnant n'a pas saisi le rôle du langage en tant qu'un des facteurs primordiaux des sociétés, en tant qu'un des fils conducteurs permettant de comprendre l'histoire. Plus généralement encore, il a ignoré le rôle déterminant des influences géographiques et raciales sur le cours de l'histoire. Cette position économiste-classiste l'a empêché de voir un des principaux aspects de l'exploitation économique elle-même qui est l'exploitation d'une nation par une autre, et l'a amené à des positions cosmopolites et donc impérialistes (ou au minimum que l'on pouvait interpréter ainsi puisque l'immense majorité de ses disciples les a compris de la sorte jusqu'à une époque récente).
Les marxistes ont de la sorte ou ignoré, ou violemment combattu, de nombreux mouvements de libération nationale. Qu'on se rappelle l'attitude hostile, méprisante, incompréhensive de Marx à l'égard des nations de l'Europe centrale et balkanique.
Héritier de l'évolutionnisme unilinéaire judéo-chrétien et démocratique-bourgeois, concevant le déterminisme historique comme étant celui des luttes de classes, considérant le socialisme comme le produit de l'action et de la conscience du prolétariat, lui-même produit du capitalisme, Marx ne pouvait aboutir qu'à un impérialisme occidental. Les nations d'Europe occidentale étaient les seules nations capitalistes, les seules à avoir un prolétariat ; elles étaient donc les seules à pouvoir faire la révolution et devaient diriger la construction socialiste dans le reste du monde. Il n'y a pas lieu de s'étonner que Marx ait écrit en 1849 : " La prochaine guerre mondiale fera disparaître de la surface de la terre non seulement des classes et dynasties réactionnaires, mais des peuples réactionnaires entiers. Ceci aussi fait partie du progrès. "
La renaissance hébreue était encore loin, et Marx et aussi plus tard les Juifs bolcheviks, restèrent prisonniers de leur condition de déracinés, de dénationalisés, de semi-assimilés, avec toutes les conséquences que cela entraîne.
Parmi les partis s'inspirant plus ou moins exclusivement de Marx, les sociaux-démocrates poussèrent jusqu'à ses conclusions pratiques l'impérialisme messianique occidental, implicite dans le marxisme. Est-il besoin de rappeler la fidélité servile de la IIe Internationale à l'unité de l'Autriche-Hongrie et sa longue hostilité à l'indépendance polonaise ? De rappeler l'attitude du gouvernement travailliste anglais lançant les féodaux arabes contre l'état d'Israël renaissant, l'hostilité de ce parti aux revendications galloises et écossaises, la politique des travaillistes anglais d'Australie interdisant l'installation dans d'immenses territoires inhabités des populations asiatiques entassées dans le Bengale ou le Fou-Kien ? De rappeler enfin le constant soutien de la S.F.I.O. au colonialisme français, allant dans ces dernières années jusqu'à diriger une guerre impérialiste atroce contre les Arabes et les Berbères d'Algérie, son hostilité aux revendications des Basques, des Bretons, des Allemands d'Alsace et de Moselle, son soutien aux projets " européens " ?
Il est vrai qu'il est difficile d'espérer autre chose des partis sociaux-démocrates européens après qu'ils aient participé avec enthousiasme à la grande boucherie de 1914-18, chacun dans le camp de leur propre impérialisme.
En sens inverse, il faut cependant signaler la reconnaissance de l'indépendance de l'Inde, de la Birmanie, de Ceylan, par les travaillistes anglais, non toutefois sans faire payer cette indépendance de l'Inde par la création d'un Pakistan fantoche et docile. Il faut aussi signaler dans le parti socialiste français l'exceptionnelle justesse des vues de Jean Jaurès qui déclarait, en 1910: " Quand un syndicaliste révolutionnaire s'écrie au récent congrès de Toulouse: " A bas les patries, vive la patrie universelle ", il n'appelle pas de ses voeux la disparition, l'extinction des patries dans une médiocrité immense, ou les caractères et les esprits perdraient leur relief et leur couleur. Encore moins appelle-t-il de ses voeux l'absorption des patries dans une énorme servitude, la domestication de toutes les patries par la patrie la plus brutale, et l'unification humaine par l'unité d'un militarisme colossal. En criant : " A bas les patries ", il crie : " A bas l'égoïsme et l'antagonisme des patries, à bas les préjugés chauvins et les haines aveugles, à bas les guerres fratricides, à bas les patries d'oppression et de destruction ", il appelle à plein coeur l'universelle patrie des travailleurs libres des nations indépendantes et amies. "
Dans les toutes dernières années, une évolution certaine de plusieurs partis socialistes est à enregistrer : les socialistes portugais sont parmi les principaux artisans de la suppression de l'empire colonial lusitamen, tandis que le parti socialiste français a commencé à soutenir les revendications les plus modérées des ethnies de l'hexagone, et, lors des récentes assises du socialisme, il a été envisagé l'éventualité d'un avenir différent pour ces diverses ethnies.
Avec Lénine et Staline, les marxistes ont vu au moins en partie l'importance des faits nationaux et ont mis en avant la lutte pour l'indépendance nationale contre les impérialismes bourgeois. Mais il s'agissait là d'une attitude plus superficielle et tactique que de principe. En n'admettant pas le critère linguistique comme seul critère utilisable pratiquement, ils se sont condamnés à ne pouvoir déterminer quand et jusqu'où il y a nation. Le problème n'était d'ailleurs pas pour eux d'établir à partir de bases scientifiques, ethnologiques une politique des nationalités, considérée comme un objectif fondamental, mais de se servir avec opportunité des questions nationales afin de s'emparer du pouvoir et de réaliser le seul objectif essentiel, la révolution économico-sociale, de façon mondialement uniforme.
L'étude de Staline, inspirée par Lénine, a eu le mérite d'être une première tentative d'approche objective du problème, mais déformée par le dogmatisme de classe, elle reste non seulement superficielle et approximative, mais fausse, car elle prétend ajouter à l'indice linguistique d'autres critères inutilisables pratiquement, considérer la nation comme un simple produit du capitalisme, et n'examiner le problème de l'indépendance nationale que dans le cadre capitaliste et comme un aspect de la révolution bourgeoise. En renforçant la conception d'un communisme mondial uniforme, d'une Internationale parti communiste mondial centralisé, les léninistes ont exprimé idéologiquement et organisationnellement un impérialisme socialiste russe masqué par un cosmopolitisme prolétarien. Il y a là un exemple frappant (après l'identification christianisme-empire romain et l'identification démocratisme-république française) du fait que toute idéologie cosmopolite dès qu'elle s'incarne devient nationale et sert de justification à un expansionnisme national.
Alors que Lénine et Trotsky, restant fidèles à la lettre du marxisme, n'avaient conçu la révolution d'octobre que dans une perspective tactique afin d'aider à la révolution prolétarienne en Occident (prélude nécessaire de la construction du socialisme en Russie), Staline et Boukharine, reprenant sans le dire la conception du parti socialiste révolutionnaire, décidèrent de créer le socialisme en Russie de façon indépendante à partir des conditions (pré-capitalistes) propres à la Russie. Staline a été contre Trotsky le réalisateur du passage historique du marxisme occidental au national-socialisme russe, ce qui pour la Russie était un grand progrès. Mais en même temps, le stalinisme conservant le cosmopolitisme prolétarien, le transforma d'instrument des impérialismes allemand, anglais et français, en instrument de l'impérialisme russe, de messianisme occidental en messianisme russe.
L'identification abusive entre la marche vers le progrès dans le monde et la forme spécifique que cette évolution a prise en Russie, et la négation de la persistance des tendances impérialistes en régime socialiste, ont conduit les partis communistes des autres pays à sacrifier les intérêts nationaux, les intérêts du socialisme dans chaque pays, aux visées impérialistes russes et à se transformer en forces de pression sur leur bourgeoisie pour faire entrer leur pays dans l'orbite russe dans l'espoir que la domination russe réaliserait le socialisme.
Sans pouvoir examiner ici dans le détail la ligne suivie par tous les partis communistes sur les questions nationales, indiquons quelques traits essentiels.
En U.R.S.S., tous les groupes ethniques, ou presque tous, ont vu leur existence reconnue, des territoires leur ont été attribués, leurs langues ont été littérarisées et enseignées. On voit d'emblée quel immense progrès cela représente par rapport au régime d'oppression intégrale qu'était le tzarisme ou même par rapport à bien des états bourgeois. Mais à côté de cela, on doit reconnaître que :
En France, le P.C.F. a lutté résolument contre l'emprise anglo-américaine sous toutes ses formes et a soutenu partiellement les peuples des colonies françaises d'outre-mer. Son anti-colonialisme est très relatif, car subordonné à sa lutte contre l'actuel régime français, et pourrait fort bien se transformer en colonialisme socialiste en cas de prise du pouvoir dans la métropole ; c'est ce qui explique sa participation (alors qu'il était au gouvernement) à l'envoi du corps expéditionnaire en Indochine ainsi qu'aux massacres de la région de Sétif en 1945, sa position longtemps maintenue pour une " véritable " Union Française et pour la départementalisation des Antilles. Par son soutien longtemps inconditionnel à l'impérialisme russe, le P.C.F. a heurté le nationalisme français d'une grande partie de la population dans ce qu'il a de plus légitime, tandis que par son semi-colonialisme, son opposition à toute lutte concrète contre la guerre d'Algérie, il a tenté de se racheter en flattant les déformations impérialistes de ce nationalisme. D'autre part, le P.C.F. ne réclame pas les régions françaises irrédentes :
Wallonie, Suisse française, Val d'Aoste, Canada français, îles normandes, et il ne reconnaît pas le droit à l'indépendance de la Bretagne, de l'Occitanie, etc. ; il parle seulement d'une " situation particulière " en Alsace et en Moselle au lieu de reconnaître l'appartenance allemande de la majeure partie de ce territoire.
Les trotskystes se sont souvent opposés à la pratique impérialiste de l'époque stalinienne, réclamant par exemple l'indépendance des républiques soviétiques et l'évacuation des " démocraties populaires " par l'armée russe, mais sans s'apercevoir que cette pratique était liée inéluctablement aux erreurs et aux imprécisions théoriques du marxisme et du léninisme. Là comme en d'autres domaines, ils n'ont fait aucun effort de renouvellement théorique, et ils ont conservé des positions cosmopolites, donc pro-impérialistes (tel le soutien des " Etats-Unis socialistes d'Europe ") ; ils sont parmi les partis d'origine marxiste qui n'ont rien appris sur la question nationale. Ils n'ont pas compris que les conflits économiques se sont toujours développés sur les deux plans (entre nations et entre classes) que la suppression des rapports de force internationaux des impérialismes, est un but en soi tout aussi important que la suppression du capitalisme, et que la lutte pour la paix et l'indépendance nationale est en relation avec la lutte pour le socialisme mais ne s'identifie pas à celle-ci.
Dans le seul pays où ils constituaient une force importante, Ceylan, ils s'opposent au nationalisme cinghalais, et toujours sous prétexte d'égalité formelle, ils favorisent l'invasion croissante de toute l'île par les Tamouls, au lieu de réclamer la cinghalisation de l'Etat, le rapatriement des Tamouls, et le rattachement au Tamilnadu de l'extrême-nord de l'île anciennement et exclusivement peuplé de Tamouls.
Cette position affirme le caractère fondamental des problèmes nationaux, condamne tous les impérialismes et leurs camouflages cosmopolites, lutte pour l'indépendance et l'unité de chaque nation dans ses limites ethniques, condamne toute immixtion étrangère dans les affaires intérieures d'une nation, réclame la suppression des rapports de force entre nations, et réclame également le développement des échanges pacifiques de tous ordres entre toutes les nations.
Parmi les religions, il faut signaler qu'à l'inverse du " catholicisme " romain (parfait exemple d'un cosmopolitisme à contenu impérialiste et théocratique, qui a toujours rêvé, particulièrement sous le pontificat de Pie XII, du Saint Empire Romain Germanique), et alors que le protestantisme tend au démocratisme cosmopolite, le christianisme orthodoxe a toujours eu tendance à valoriser les cultures nationales, et à affirmer la conception internationaliste d'églises nationales dont la collaboration sans inégalités ni prédominance forme l'Eglise universelle ; il lui reste à préciser que ces églises doivent correspondre non aux Etats existants mais aux ethnies.
Il serait injuste de ne pas indiquer que l'église catholique depuis le concile de Vatican II a commencé une vaste mutation : le latin a été remplacé comme langue liturgique par les langues nationales, une structuration plus démocratique en églises nationales contrebalance de plus en plus le pouvoir autocratique du Vatican, et dans bien des pays s'est affirmée la tendance à assumer la culture nationale et à " autochtoniser " le clergé et l'épiscopat. Mais tout cela est encore très loin d'être réalisé partout.
L'orientation d'indépendance nationale et de coexistence pacifique tend depuis une dizaine d'années à l'emporter contre la politique des blocs impérialistes et monolithiques, lesquels laissent apparaître de plus en plus des signes de désagrégation. Elle en est cependant encore à un stade de réalisation empirique, manque d'élaboration théorique, et en conséquence est entachée dans la pratique de nombreuses manifestations impérialistes.
L'action persévérante des communistes yougoslaves aura joué un très grand rôle dans les progrès de cette politique de coexistence active, et ce sont ces principes qu'ont proclamés à la conférence de Bandung les nations d'Asie et d'Afrique récemment libérées. Faute d'avoir adopté la définition linguistique de la nation, il reste beaucoup à faire à ces Etats pour appliquer les principes internationalistes dans leur propre pays, pour éliminer leurs propres tendances impérialistes.
En Yougoslavie, les titistes ont vigoureusement défendu leur indépendance, et ont été le premier communisme national triomphant après la Russie, mais cette fois-ci contre elle, et en rejetant le principe même du cosmopolitisme et d'un quelconque messianisme national. Ils ont ainsi repris les conceptions des communistes nationaux " borotbistes " ukrainiens et des communistes nationaux turcs partisans de Sultan Galiev. Cependant cela ne les empêche pas de conserver des territoires albanais, bulgares, roumains, hongrois, italiens, et d'avoir créé des républiques prétendues autonomes ne reposant sur aucune nationalité réelle (Bosnie, Monténégro, Croatie) afin de faire oublier qu'il existe deux nations distinctes : serbo-croate et slovène (celle-ci incluant les Croates " kajkaviens ") et non une nation " yougoslave ".
La Chine maoïste lutte nettement contre les deux super-impérialismes, et l'on ne peut lui reprocher les inévitables compromis qu'elle est amenée à accepter. Si elle soutient efficacement des mouvements de libération nationale (Vietnam, Cambodge, Arabie du Sud), elle n'hésite pas par ailleurs à appuyer l'impérialisme militaro-fasciste pakistanais contre la nation Bengalie et à préconiser la destruction de l'Etat national hébreu. En définitive, sa politique extérieure montre clairement d'une part que celle-ci est déterminée en fonction d'intérêts diplomatiques nationaux (et non en fonction de principes internationalistes) et d'autre part que les conflits entre nations socialistes sont aussi aigus qu'entre nations capitalistes.
Le nationalisme socialiste arabe, baathiste et nassérien, tend à réaliser l'indépendance et l'unité arabes de Casablanca à Abadan. L'action menée par les Etats arabes pour récupérer enfin les immenses richesses pétrolières est une étape décisive du progrès national et est en même temps une défaite d'importance mondiale des impérialismes occidentaux. Mais simultanément toutes les forces politiques arabes entendent maintenir la domination arabe sur les Kurdes, les Araméens, les Coptes, les Berbères, les nations noires du Soudan, etc., et malgré quatre défaites successives, il n'est pas encore certain que les Etats arabes aient abandonné leur volonté farouche de détruire l'Etat national hébreu.
On ne peut par ailleurs reprocher à ce dernier d'avoir recours à la seule aide disponible, l'aide américaine. Pas plus qu'on ne pourrait reprocher à Cuba d'avoir recours à l'aide russe, au Cambodge d'être soutenu par la Chine, et à la Yougoslavie d'avoir été aidée par les Américains.
C'est peut-être dans l'Inde neutraliste que les principes ethnistes ont fait le plus de progrès depuis vingt ans. Toutes les grandes nationalités et plusieurs petites ont obtenu l'officialisation de leurs langues et leur état autonome, et certaines sont maintenant parcourues de forts courants séparatistes (Cachmiriens, Mahrates, Tamouls...).
En Afrique, où la domination impérialiste fut sans doute plus féroce que partout ailleurs, les territoires coloniaux avaient été découpés de la manière la plus absurde, sans tenir compte des nationalités. La recherche du maximum d'efficacité contre le colonialisme européen a donné naissance au pan-africanisme neutraliste, et déjà dans certaines nationalités, outre ce nécessaire anticolonialisme négatif, apparaissent des consciences nationales positives, qui après éclatements et regroupements des actuels Etats artificiels, aboutiront à de véritables états nationaux.
En Russie, des progrès très nets dans un sens internationaliste se manifestent. La reconnaissance par Staline que la langue se place au niveau des forces productives et non des faits de classes, la déclaration russo-yougoslave de Belgrade proclamant que la politique intérieure de chaque nation ne concerne qu'elle-même, l'admission au moins théorique des voies nationales du socialisme, la mise en &brkbar;uvre par les successeurs de Staline d'une politique de détente et de concurrence pacifique, la suppression des sociétés étatiques mixtes dans les " démocraties populaires ", le rétablissement des républiques de l'U.R.S.S. dissoutes par Staline, constituent des étapes importantes pour l'élaboration et la victoire mondiale de l'internationalisme.
On peut espérer que le moment viendra où tous les partis communistes après être passés du cosmopolitisme au nationalisme russe, abandonneront l'idée de " la Russie, patrie du socialisme " (qui recouvrait un défaitisme face à leurs propres capacités de prendre le pouvoir et de construire le socialisme), abandonneront leur double nationalité pour devenir pleinement nationaux en même temps que véritablement internationalistes.
Il est cependant de toute évidence qu'un impérialisme ne peut en aucun cas se suicider et disparaître de bon gré. L'évolution idéologique des dirigeants du colonialisme russe est elle-même le résultat de la pression croissante des peuples opprimés, et l'on pouvait prévoir que les luttes de ceux-ci seraient dures pour imposer aux dirigeants russes le développement et l'application de leurs nouveaux principes. Le sauvage écrasement par les blindés russes de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie un moment libérées nous empêche de jamais l'oublier. La victoire du socialisme national en Albanie et en Roumanie et les remarquables succès de ces régimes sont des exemples permanents qui seront tôt ou tard suivis dans toutes les " démocraties populaires ", comme ensuite dans les Républiques " soviétiques ".
Les faits amèneront de plus en plus les marxistes à abandonner leur opportunisme radical sur la question nationale à tempérer leur déterminisme de classe exclusif en admettant aussi un déterminisme ethnique, et à étayer ainsi une doctrine devenue manifestement insuffisante.
Dans les pays occidentaux capitalistes, qui au cours des derniers siècles avaient étendu leur domination sur presque toute la Terre, le développement des tendances internationalistes ne s'est fait qu'avec beaucoup de retard. Les nations indépendantes dont l'état national et la conscience nationale étaient déjà formés à l'époque féodale et s'étaient renforcés au début de l'époque bourgeoise, comme celles dont l'homogénéité s'était affirmée au cours de cette époque bourgeoise, sont maintenant en voie d'être colonisées à leur tour par le super-impérialisme anglo-saxon; et cela, de par la logique interne du système capitaliste auquel elles demeurent attaché: concentration du capital et impérialisme anglo-américain sont les deux noms d'un même phénomène.
Aux U.S.A., les mouvements noirs, amérindiens et espagnols se sont fortement développés mais demeurent confus. Les autres nationalités refusent déjà le fameux " melting-pot " américain et entendent conserver leur identité culturelle, tout en demeurant loyalement " américains. L'éclatement des Etats-Unis viendra le jour encore lointain où la lutte de ces peuples contre la domination W.A.S.P. (White Anglo-Saxons Protestants) les conduira au séparatisme.
En France, de Gaulle réussit à imposer la décolonisation de l'Algérie et de l'Afrique Noire, mais échoua dans sa seconde tâche historique: la destruction de l'impérialisme américain en France et la suppression du Marché Commun. Cet échec fut dû autant à son incapacité à voir les conséquences sociales de son option nationale, qu'à l'aveuglement cosmopolite de la gauche. La victoire de la gauche et le proche destin de la nation française dépendront principalement de la capacité de cette gauche à assumer pleinement la dimension nationale de son combat.
En Allemagne, le sanglant impérialisme hitlérien a mené à une catastrophe sans précédent. La nation allemande s'est trouvée amputée de vastes territoires à l'Est (Basse Silésie, Sudètes), des millions de ses citoyens ont été déportés vers l'Ouest, et ce qui en restait a été divisé en deux parties dominées l'une par les Américains, l'autre par les Russes. La réunification et l'indépendance de l'Allemagne passera nécessairement par la détente internationale, la socialisation de la République " fédérale " et la démocratisation de la République " démocratique ". La renaissance de la conscience allemande que l'on constate ces dernières années, en même temps que s'affaiblissent les illusions européistes, devra plus que partout ailleurs faire une claire distinction entre les nombreuses et justes revendications nationales et les nostalgies impérialistes.
Dans les pays espagnols d'Amérique, l'hostilité à l'impérialisme yankee a triomphé à Cuba. Mais la conscience de l'unité hispanique est encore faible, et la fragmentation des luttes qui en est résultée a contribué à diverses défaites (Chili, Argentine, Uruguay).
Dans les pays amérindiens d'Amérique centrale et méridionale (Guatemala, Salvador, Pérou, Bolivie, Paraguay, etc.), on se trouve devant des cas typiques de ce qu'on peut appeler des impérialismes superposés. Les masses amérindiennes sont maintenues dans une situation de servage, de profonde misère et d'analphabétisme par des Etats appartenant à des minorités espagnoles, lesquels états sont à leur tour exploités par les trusts anglo-saxons. Il n'y a pas encore de véritables mouvements nationalistes Mayas, Kitchouas, Guaranis, etc., mais une conscience nationale commence d'apparaître, en particulier chez les Kitchouas.
Enfin en Europe occidentale, les nationalités colonisées depuis l'époque féodale ou le début de l'époque bourgeoise ont connu un très grand retard dans leur prise de conscience. Si l'on met à part l'Irlande, la Catalogne-Sud, et l'Euskadi-sud (soumis à des types de domination semi-féodaux), ces ethnies avaient à s'opposer à des pays en pleine expansion capitaliste, prospères, puissants, et qui les avaient soumises à une assimilation et une intégration déjà anciennes.
Il y a maintenant pour la première fois la possibilité pour ces ethnies de donner à leur mouvement national un contenu social progressiste et socialiste, face au capitalisme pourrissant des nations qui les dominent. Depuis dix ans, les mouvements nationaux ont connu un développement fulgurant en Ecosse, en Galles, en Bretagne, en Occitanie, en Rhétie, en Frise, en Laponie. En Sardaigne, mais il leur reste un chemin difficile à parcourir. Ils se heurtent simultanément d'une part à la vieille idéologie droitière d'identification et de soumission à l'Etat dominant et d'autre part au cosmopolitisme qui est l'idéologie du " capitalisme moderne " européo-américain, et qui est encore partagée par la grande majorité des forces dites " de gauche ".
Soulignons encore une fois que c'est seulement sur la base d'une étude scientifique des faits nationaux que l'internationalisme peut servir de guide pratique. A une époque où les contradictions entre nations ont pris le pas sur les contradictions entre classes (où tout au moins la solution de celles-ci passe par la solution de celles-là), il s'agit là d'une nécessité première. Essentiellement si l'on n'admet pas le critère linguistique, pris historiquement, et corrigé dans certains cas par le critère démographique, il ne reste en fait pour savoir quand et jusqu'où il y a nation, que le critère étatique, c'est-à-dire le soutien des impérialismes établis, ou encore un vulgaire opportunisme réduisant ses tenants à être sur les questions nationales une simple arrière-garde du mouvement historique.